Jean-Marie Marion est photographe de portrait. Il en maîtrise parfaitement les codes pour avoir été devant l’objectif en tant que mannequin reconnu pendant les années 80. Il explique en détail le rapport subtil qui se crée entre le photographe et son modèle, un véritable pas de deux où la connivence, la confiance et l’abandon sont les maîtres mots.
Pouvez-vous revenir sur votre parcours ?
J’ai fait mes études aux Arts Appliqués. Mais je n’ai pas terminé le cycle puisque j’ai commencé à me mettre sérieusement à la danse. Je pense toujours au fameux effet papillon mais il se vérifie : ta vie peut radicalement changer du jour au lendemain par le biais d’une rencontre. J’étais danseur dans les années 70 et j’en avais assez d’être en France. Un peu comme tout le monde, j’avais en tête cette quête du graal : « c’est mieux ailleurs, c’est mieux en Amérique ».
Erreur, pleins de choses ne me plaisent pas là-bas mais j’ai pu y faire un bon parcours. Je suis parti tenter la danse quelques mois à Los Angeles pour finir par vivre 6 ans à New-York. J’étais toujours à la recherche de contacts, je travaillais mon réseau. C’est à New-York que j’ai pu rencontrer toute l’armée de photographes de mode français qui sont devenus des stars par la suite : Patrick Demarchelier, Jacques Malignon, Jean Pierre Metayer, Alex Châtelain, Guy Le Baube.
C’est Guy Le Baube qui m’a mis le pied à l’étrier : il avait une campagne à faire pour Revlon et il voulait me prendre comme modèle. Le plan était de partir deux semaines à Baden-Baden, entouré de mannequins. Lorsque j’ai demandé le cachet, je me retrouvais à gagner plus en deux semaines qu’en deux années de danse… La danse est un métier dur, tu travailles parfois plus de 12h par jour. Alors que là il suffisait de bien porter le costume et d’assurer devant l’objectif. Je n’ai pas hésité longtemps ! Au début, je croyais que l’on pouvait faire mannequin en dilettante mais en réalité c’est un milieu où il faut y aller à fond. Pour ma part, ça a fonctionné direct, j’ai rapidement eux beaucoup de commandes. Je pensais à l’origine mettre de côté la danse pendant une année pour gagner de l’argent. Mais la mode ne s’est jamais arrêtée.
Qu’est-ce qui vous a amené à passer derrière l’objectif ?
C’est lié à mon expérience dans la danse. J’ai été chorégraphe, metteur en scène, j’ai monté des spectacles. J’aime bien diriger. J’ai aussi joué dans six ou sept films. C’était l’époque des Gérard Lanvin, Bernard Giraudeau, apparemment j’avais le truc. Mais au fond, je n’avais pas la patience d’attendre pendant des heures pour jouer une scène. Je crois que le théâtre m’aurait d’avantage plu. Je voulais composer, écrire. L’écriture m’a toujours fasciné, sous toutes ses formes : avec une plume, un fusain, une sanguine, un stylo à bille, ou bien avec la lumière. Et la photographie, c’est bien écrire avec la lumière.
Et concrètement, comment cela s’est passé ?
Au début, c’était une forme de curiosité. En tant que mannequin, j’ai été photographié par des centaines de photographes. Je les observais et je me disais que leur boulot avait l’air pas mal : c’était les années 80, les photographes de mode étaient des papes : les assistants d’un côté, les clients de l’autre, le champagne, les jolies filles, les voyages, l’argent… Une autre époque. J’ai vraiment débuté en tant que photographe au début des années 90.
Comment ce long parcours se traduit dans vos photos aujourd’hui ?
On retrouve une trace de mes années passées aux Arts Appliqués ou de mon expérience de chorégraphe. Je demande souvent aux modèles de bouger lors d’un shooting, je n’aime pas qu’ils soient statiques. Même pour les portraits, on devine si la personne est statique ou pas. Je sais ce que je veux voir. Quand les gens le donne c’est bien, mais parfois il faut aller le chercher. Le rapport entre la photographie et la danse, c’est le pas de deux. Tout est une histoire de couple. Un appareil photo n’a jamais fait de bonnes photos, une machine à écrire n’a jamais écrit de bons romans, tout comme un sublime modèle ne fait pas une bonne photo. Il faut qu’il y ait un véritable échange entre le photographe et le modèle. Il faut de la connivence, de la création, de l’intervention de la part du sujet, qu’il vienne avec ses idées.
Parlez-nous de votre travail sur les portraits.
Le portrait s’apparente presque à un travail de psy’. La formule « je ne veux pas que tu me photographies, tu me voles mon âme » n’est pas fausse quand on y pense. En photo, on découvre des choses sur soi. En tant que modèle, je découvrais sur les photos un aspect physique ou un trait de personnalité dont je n’avais pas conscience : le nez qui se révèle avec la lumière, le fait de se voir de profil, de dos. C’est même plus flagrant en photo qu’en cinéma. En cinéma, tu es dans l’action.
En tant que photographe, c’est parfois difficile de travailler avec des acteurs, des personnes pourtant habituées à travailler leur image. Je vais prendre un exemple simple : pour un tournage, on demande à l’acteur de se lever de sa chaise et d’aller ouvrir la porte. Il va s’en sortir, il est dans l’action. Alors que pour un shooting, tu fais assoir un modèle sur une chaise et tu lui demande d’être conscient d’avoir dans sa tête un moteur de vie, qu’il soit dans l’action même s’il ne bouge pas, qu’il y ait un souffle intérieur qui le guide pour être démonstratif : heureux, interrogatif, sombre, ou en colère. C’est un jeu plus subtil.
L’avantage c’est que je maîtrise bien l’exercice pour être passé devant l’objectif pendant des années. Je connais les codes. Aujourd’hui, j’ai instauré un petit rituel dans les portraits : je demande au modèle de me prendre en photo. J’effectue tous les réglages avant puis j’inverse les rôles. Ils gèrent uniquement le cadre et n’ont qu’à déclencher. Cela crée de l’échange et ils comprennent mieux ce que j’attends d’eux.
Dans le nu, j’ai déjà vu des filles fondre en larmes quand elle découvrait les photos. Il y a beaucoup d’émotions par rapport au corps. Ce sont pourtant des modèles conscients de leur beauté, on leur a toujours dit. Mais il y a beaucoup de différences entre dire et voir.
C’est souvent rare de se trouver beau en photo.
Cela dépend. J’ai entendu toute ma vie que j’étais beau. Mais sur certaines photos, je ne me reconnaissais pas. Même des photos où je me trouvais très bien, je n’avais pas l’impression que c’était moi, c’est difficile d’y croire. C’est comme être sur scène. La sensation d’être en phase complète avec le public est quelque chose de grisant. Cela n’arrive pas souvent mais quand tu atteins ce stade, tu en profites pleinement, c’est un moment immense. Tu décolles, tu oublies tout, je ne suis pas croyant mais c’est comme se rapprocher de Dieu. 5000 personnes te suivent du regard. Tu contrôles leurs réactions. Dans une moindre mesure, tu peux retrouver cette sensation avec la photo lorsque tu te trouves splendide. Mais au fond, ce n’est pas le sujet qui est beau, c’est l’image prise dans un contexte particulier, avec une lumière bien travaillée, un ensemble d’éléments.
Quelles sont les conditions d’un bon portrait ?
C’est indéfinissable. Trop de facteurs sont en jeux, c’est surtout une question d’instant. Il faut déjà mettre à l’aise le modèle. C’est une question de confiance, d’ouverture d’esprit, c’est là que le pas de deux intervient. Il faut de l’abandon, au sens de donner : le modèle donne son image, le photographe donne son regard. Le modèle doit aussi croire au travail du photographe. Je parle ici d’un idéal, mais très concrètement, je peux être amené demain à faire un reportage en extérieur d’une personnalité politique, quelqu’un que je ne connais pas et qui ne me remarque même pas. Tout d’un coup, les conditions sont parfaites : la lumière, la pose, le regard. Tu déclenches et tu as la bonne image.
Si l’on parle de portrait au sens premier – un personnage qui se met face à un autre pour se faire tirer le portrait – le dialogue est indispensable. Ce n’est pas simple parce que les gens viennent avec leur a priori, ils croient connaitre leur bon profil.
Est-ce que les acteurs, ceux qui sont habitués à travailler avec leur image, sont parfois plus frileux à l’idée de se livrer ?
Tous les cas de figure existent : ceux qui sont très à l’aise, ceux qui n’en ont rien à faire ou encore ceux qui sont complètement coincés. Ils croient maîtriser leur image alors que c’est tout le contraire. Avec la photo, il y a une perte de maîtrise du jeu de l’acteur qui se retrouve figé dans son action. Plus généralement, face à l’objectif, il faut être comme un enfant : s’exprimer, être très extraverti. Tous les enfants sont photogéniques. Leur visage est illuminé sans qu’ils se forcent. C’est un instant de vérité, où tu es juste. Il ne faut jamais avoir la tête vide. Même si tu ne bouges pas, le fait de penser à quelque chose va faire bouger tes yeux d’une certaine manière, que cela te rende joyeux, triste voir agressif. Le visage traduit pleinement nos sentiments et nos états d’âme.
Le modèle joue-t-il un rôle ?
Jouer c’est interpréter un personnage. Le modèle joue un rôle difficile : le sien. Il faut livrer une version de son moi, joyeuse, triste, contrariée, au photographe.
Est-ce que vous vous renseignez sur la personne avant d’en faire le portrait ?
Non. Je suis dans l’improvisation. Au moment de la rencontre, je vois à peu près à qui j’ai affaire. Parfois des personnes souhaitent que je fasse leur portrait et me demandent de réfléchir à un thème, une ambiance. Ils sont souvent surpris de ma réponse parce que je ne le sais pas à l’avance ! Tout se joue sur le moment.
Que se passe-t-il si le modèle que vous photographiez est quelqu’un qui vous impressionne ?
Cela n’arrive jamais. Je ne suis pas impressionné. J’ai beau avoir photographié des superstars, je garde les pieds sur terre. Par contre je peux être respectueux au sens d’être admiratif du travail de la personne. Si l’on me propose de photographier Martin Scorsese, j’y vais tout de suite. Mais cela ne changera pas ma manière de les photographier. Je me souviens d’un shooting qui était mal engagé mais que j’ai finalement réussi : je devais photographier Bernadette Chirac pour les Pièces Jaunes, accompagnée de Laurence Ferrari. Cela se passait dans une suite du Ritz. Je me dis que Madame Chirac est quelqu’un qui n’aime pas attendre. Je prévoie tout à l’avance en installant différents flashs dans la pièce. Quand elle arrive, elle me prévient d’entrée de jeu qu’elle n’aime pas être prise en photo : elle ne serait pas photogénique et refuse d’être prise en photo debout. Tout est remis en cause, il faut improviser. Finalement, elle a pris la pose devant la fenêtre, en lumière du jour, sans flash. Elle avait sa photo. Cela a duré quelques minutes et c’était terminé. Ensuite nous avons pu échanger et j’ai découvert quelqu’un de très intéressant, dotée d’une très grande culture. Autre exemple, j’ai photographié Marin Karmitz, un grand producteur de cinéma, le fondateur de la société MK2, quelqu’un qui en impose. Lorsque je suis arrivé dans son bureau, j’ai été accueilli par une personne d’une gentillesse inouïe.
Le facteur humain rentre en jeu. La conscience que l’on a de son propre physique aussi. C’est là que l’abandon et la confiance interviennent. Être photographe de portrait, c’est comme être masseur. Le modèle te confie son corps. Tout dépend aussi de la finalité du shooting : si c’est pour se retrouver en couverture de Paris Match ou bien pour faire deux photos pour un book, les enjeux ne sont pas les mêmes. Certains font pression pour voir les photos à l’avance. En même temps c’est normal avec la période actuelle où l’image est partout.
Quels ont été vos modèles en photographie ?
D’abord et avant tout Jeanloup Sieff. Un grand monsieur. C’est un excellent écrivain, que ce soit avec la lumière ou avec la plume. J’ai beaucoup posé pour lui. Il a fait un livre qui s’appelle « Derrière », les seules fesses d’homme dans le bouquin, ce sont les miennes ! C’est aussi Jeanloup Sieff qui m’a encouragé à sortir mon premier livre « Aller simple pour la Patagonie ». Il me l’a préfacé. J’adore son style intimiste : son Nikon à portée de main, pas d’assistant, pas d’autres clients, le privilège d’être en tête à tête avec lui.
Pour des raisons différentes, j’admire Dominique Issermann pour sa finesse, sa sensibilité, sa manière très particulière de cadrer et photographier les femmes. Ou encore Helmut Newton, un génie tout à la fois fou et fascinant. Actuellement, j’adore le travail de reportage de Sebastião Salgado : La main de l’homme est un fabuleux ouvrage. C’est quelqu’un qui s’investit pleinement, il faut avoir du courage pour explorer les mines d’or au Brésil.
Comment définiriez-vous votre style ?
C’est trop vaste comme question. C’est comme demander à quelqu’un s’il avait un seul centre d’intérêt. Oublions la photo et parlons musique : j’aime le requiem de Mozart et Tom Waits. Il n’y en a pas un que je préfère à l’autre. Dans mon travail, je fais tellement de choses différentes : portraits, mode, people, en ce moment je suis sur un projet d’expo sur la mécanique qui n’a rien à voir.
Sans parler de style, un fil conducteur traverse-t-il vos différents projets ?
Ce sont des périodes. En ce moment je travaille sur la danse, avec une ambiance sombre, mais je peux faire tout le contraire, sur une même séance. Souvent l’éclairage est identique mais c’est le traitement qui est différent. Ellen Von Unwerth a bien son style propre. Jeanloup Sieff, c’est toujours un noir & blanc dense et intense, un style très rond. Sarah Moon a une constance avec ses flous. Pour ma part, c’est quelque chose que je n’ai pas. Si je devais trouver une constance dans mon travail, ça serait peut-être le fait de travailler avec une unique source de lumière. La lumière du jour est la plus belle : celle du soleil avec tout le dégradé des zones d’ombres. En studio, j’essaie de travailler à partir d’une seule source de lumière pour obtenir le fameux clair-obscur.
Quel est votre rapport avec Nikon ?
J’ai travaillé beaucoup à l’argentique en Nikon. F2, F3, F3t, F4, F5, j’ai toujours des optiques Nikkor. J’aime bien le 35mm pour les paysages, le 85 et le 105 mm pour les portraits, j’utilise aussi beaucoup le 200 et le 400 mm, toujours en focales fixes. Le 400 mm est plutôt réservé au sport mais j’aime bien l’utiliser en mode pour faire des portraits très lointains, avec tout l’arrière-plan flou.