Économiste, experte en changement climatique et photographe, Dorte Verner a été lauréate du Nikon Photo Contest l’an dernier avec la photo d’un pêcheur Moken qu’elle nous propose de redécouvrir ci-dessous. Entretien avec cette photographe passionnée et engagée qui souhaite partager son savoir à travers les images qu’elle réalise.
Comment êtes-vous venue à la photographie ?
Je m’intéresse aux personnes qui n’ont pas les moyens porter leur voix, celles dont on ne parle pas aux actualités. Il s’agit bien souvent d’indigènes, de réfugiés, ou de personnes socialement et économiquement précaires ou pauvres. J’ai travaillé durant toute ma carrière pour réduire ces vulnérabilités et cette pauvreté. Je me rends compte qu’il existe de nombreuses façons de partager l’information à propos des personnes vulnérables dans le monde. Pour la majorité de ma vie j’ai présenté ces informations à travers des mots : dans des livres ou des articles dans des journaux académiques. Je me rends compte que dans un monde qui change rapidement nous avons avons de moins en moins de temps. Une photographie ou une série de photographies peut être très efficace pour capter l’attention d’un public et partager un message.
Pour moi la photographie est une façon de mettre en lumière des personnes dont la voix ne porte pas et dont on ne parle pas. Par exemple des personnes qui sont touchées par les changements socio-économiques, la mondialisation, les conflits ou les changements climatiques. Quand on regarde une photo de personnes dans leur environnent, on comprend tout de suite la situation de la personne.
Je documente la vie des gens dans des environnements en mutation. Il y a environ 10 ans j’ai commencé à utiliser la photographie pour soutenir mes analyses et mes textes. J’ ai pris conscience que la photographie est un outil important pour rendre accessible un message à un large public, pour décrire et expliquer ce qu’il se passe dans notre monde. C’est pour cette raison que j’ai commencé à photographier. Et c’est en ayant cela en tête que je photographie.
Comment choisissez vous vos sujets ?
Mon centre d’intérêt se concentre sur les gens et leurs histoires. C’est cela qui m’importe et qui attise ma curiosité. Je photographie principalement les gens et ce qu’ils font, leurs moyens de subsistance, leur mode de vie et leurs traditions. Cela se passe principalement dans des endroits reculés de notre planète. Il y a par exemple des personnes qui vivent dans des zones rurales qui font face des difficultés à cause du changement climatique. La subsistance, le bien- être et les traditions de ces personnes dépend complètement des ressources naturelles et de leur environnement. De nombreux modes de vie, cultures et traditions sont en train de disparaître. Je suis particulièrement inquiète à propos des personnes qui ont des modes de vie dont nous n’avons toujours pas réellement une bonne compréhension ou dont nous ne savons pas pas grand chose. Je pense notamment à des tribus qui vivent dans des endroits reculés d’Afrique, ou dans la forêt amazonienne, des bergers nomades. Ces personnes ont une connaissance des plantes, des arbres, des fruits, elles en connaissent les usages médicaux et leurs effets. Si ces cultures disparaissent alors leur savoir disparaît également et tout le monde est perdant.
Comment approchez vous les personnes que vous photographiez ?
J’ai développé avec le temps plusieurs approches. J’approche les gens parce qu’ils ont quelque chose ou parce qu’ils font quelque chose d’intéressant. Ca peut être quelque chose qu’ils sont en train de faire ou la manière dont ils s’habillent, ils peuvent être en train de faire quelque chose dans un marché ou dans un champ, et je vais les voir et leur parler pour découvrir quelque chose à propos d’eux. La plupart sont heureux d’être approchés.
Le fait est que la plupart du temps je voyage seule, et étant une femme beaucoup de gens sont intéressés et curieux. Je ne travaille pas avec un fixeur. Je fais mes recherches en amont et utilise les informations récoltées quand j’explore et lors de conversations. Je me suis rendue compte dans mes expériences passées que plus il y a de gens dans une situation plus cela peut créer de la distance entre les personnes que je souhaite photographier et moi. Quand il y a du monde autour cela rend une situation moins naturelle du coup cela rend la prise de photo moins naturelle aussi, moins spontanée. Il y a aussi le fait que s’il y a d’autres personnes qui n’appartiennent pas à l’environnement naturel de la photo je peux perdre ma concentration et louper une photo.
Quelle est la relation entre votre profession d’économiste, d’expert en changement climatique en réduction de la pauvreté et votre activité de photographe ?
C’est très simple en fait. Je suis à même de bien comprendre ce qu’il se passe dans un pays, dans une communauté, ou dans la vie d’un personne, par exemple à travers des études, des recherches, des statistiques, des chiffres alors je suis à même de photographier cette personne et surtout de savoir comment la photographier. Parfois c’est un chiffre qui permet d’expliquer au mieux une situation et parfois une photo remplie cette mission bien mieux. Mais la plupart du temps la combinaison des deux est ce qu’il y a de plus pertinent pour faire passer un message.
Je trouve le mélange de l’économie et de la photographie particulièrement puissant. Mon expérience passée m’a prouvée que quand je présente une information, par exemple à propos de la crise humanitaire des réfugiés (parfois due aux changements climatiques) aux différents ministres d’un pays il est parfois difficile de rendre compte de la sévérité d’une situation seulement avec des chiffres. Quand on parle de 20 millions de réfugiés les personnes comprennent mieux ce dont il s’agit réellement quand ils regardent des photos d’individus vivants cette situation. Chaque réfugié parmi ces 20 millions de personnes a une histoire personnelle de déplacé. C’est bien normal pour une personne vivant dans une autre partie du monde d’avoir du mal à se rendre compte d’une réalité si différente et si éloignée. Mais quand on présente quelques photos à un public c’est un peu comme s’il faisait un petit voyage à l’endroit dont je présente la situation socio- économique. Combiner la photographie et l’économie est un moyen incroyablement efficace pour faire passer un message.
A vrai dire je ne peux pas séparer les deux activité car elles ont toutes les deux une grande importance pour moi. La combinaison de recherches, de développement de projets, d’évaluation et la photographie permettent la compréhension d’une situation. Je m’intéresse aux gens, à la réduction globale de la pauvreté, l’essor de la prospérité, donc parfois naturellement j’utilise des chiffres, et parfois j’utilise une photo. Pour moi au final il s’agit surtout de pouvoir porter la voix de personnes et d’améliorer le sort.
Que pensez vous de la photographie numérique ?
On a tout gagné avec le numérique, par exemple le spectre des couleurs est plus large et les noirs plus profonds. Quant au rythme de travail avec le numérique tout est plus rapide et moins onéreux, les pellicules coûtent chers et il n’est pas possible de les recycler. En post production il y avait énormément de travail à effectuer en chambre noire, avec le numérique on prend plus de temps pour la sélection des photos dû au volumes des prises de vue.
Pouvez vous nous raconter l’histoire derrière la photo du pêcheur Moken ?
J’étais au Myanmar pour documenter la crise des réfugiés Rohingya et du peuple Chin dans l’Ouest, le peuple Naga au nord, et le peuple Moken dans le Sud-Ouest. Pour les Moken ou les Nomades de la mer comme on les appelle souvent, je voulais justement documenter le mode de vie nomade, j’espérais photographier ce que cela signifie de vivre sur un bateau et se dédier à la pêche. Je savais qu’il restait très peu de Moken, à peu près 1000. Et j’ai été très surprise d’apprendre que les Moken avaient adopté un mode de vie plus sédentaire. Ceux que j’étais venu voir n’étaient plus vraiment là et beaucoup travaillaient désormais sur des bateaux de pêche thaïs.
Un jour un pêcheur est sorti et j’ai attendu le moment avec mon appareil photo. Le Moken cherchait un poisson à harponner à la manière traditionnelle : en sautant du bateau avec le harpon dans les eaux de l’archipel Mergui. J’ai pris quelques photos dans une direction puis puis j’ai déplacé le bateau pour une deuxième série de photo. J’ai été très heureuse de voir qu’une des photos avait fonctionné. J’espère qu’en gagnant le concours Nikon beaucoup de personnes ont pu connaitre les Moken qui sont en train de perdre leur traditions et leur mode de vie à cause des modifications de leur environnement.
Quel équipement utilisez vous d’habitude ?
Je choisi mon appareil et mon objectif en fonction de la lumière et de la photo que je souhaite prendre. Cela fait maintenant un moment que je photographie avec mon D800 et D810s. Pour les portraits j’utilise en général mon 24-70 et mon 70-200 ainsi que mon 85mm. En intérieur, souvent la lumière est limitée, ou quand il y a seulement un rayon de lumière qui vient d’une fenêtre ou d’une porte, j’utilise mon 24 ou mon 50 mm fixe. Parfois j’utilise un flash soit pour ajouter de la lumière soit pour retirer une couleur mais c’est de moins en moins nécessaire car j’utilise désormais le Nikon D850 et ce qu’il parvient à faire dans des conditions de lumières difficiles est incroyable. Je reviens du Bhutan où j’ai réussi a prendre des photos de femmes dans leur maison avec seulement très peu de lumière venant d’une fenêtre en augmentant les ISO et sans pour autant avoir le moindre bruit sur la photo ! La photo du pêcheur Moken a été prise avec mon Nikon D810 et mon 24-70 f/2.8 ED VR et de la patience.
Quels sont vos projets à venir ?
J’en ai quelques uns sur lesquels je travaille en ce moment-même. J’ai eu trois expositions cette année : The Wonder people – Refugees and Resilience , the African refugee Crisis, et le Sahel. Je prépare également une exposition au National Museum avec la Banque Mondiale sur des photos que j’ai prises pour la Banque Mondiale en Mauritanie au mois de janvier dernier. Je participe également à une exposition sur la route de la soie à la Tianshui Biennale photographique de Chine.
En terme de production photographique je continue de documenter la situation des réfugiés dans le monde. J’ai photographié des réfugiés dans 27 pays, en Afrique, en Asie, en Europe et en Amérique du Sud. Il y a beaucoup de réfugiés dans des pays dont nous avons peu d’information. Par exemple je ne savais rien des réfugiés au Bhutan ou des réfugiés en Argentine en provenance de Syrie et du Venezuela, avant de les photographier en février et avril dernier. Peu de gens sont au courant que que la majorité des réfugiés se trouve dans des pays en voie de développement et non en Europe. Il y a de fortes chances que je retourne en Ouganda pour continuer de documenter la situation des réfugiés là-bas. Je compte également continuer à développer mes projets de documentation des peuples indigènes comme les Moken, ou les nomades du Tchad. Il y a toujours de nouvelles situations où de personnes vulnérables ont besoin d’être documentées et cela implique de nouveaux voyages avec mon appareil photo et de nouvelles rencontres passionnantes.
Loin des studios,la vraie vie sans artifices…J’aime !!!