Yvan Zedda est photographe de voile depuis plus de 30 ans. Route du Rhum, Vendée Globe, Volvo Ocean Race, Coupe de l’America… il a immortalisé embarqué à bord parmi l’équipage ou par hélicoptère les régates et les courses au large les plus prestigieuses. Il nous reçoit dans son studio de Lorient pour parler de l’évolution technologique, de la place du photographe dans le milieu de la voile et des hommes qui composent ce sport de haut-niveau.
Qu’est-ce qui vous a amené à la photographie ?
Chaque année durant mon enfance, je partais avec ma famille en Sardaigne. J’avais un oncle photographe qui travaillait dans un journal local. Il possédait son laboratoire de développement dans la maison de ma grand-mère. J’étais fasciné par l’atmosphère de la chambre noire. La magie de la photo qui apparaît dans le révélateur m’a tout de suite séduit. L’école, ça n’a jamais trop été mon fort. J’étais aussi très attiré par la mer. Pour aller en Sardaigne, on prenait le paquebot à Toulon. C’est vraiment le côté voyage, le fait de dépasser l’horizon qui m’a inspiré.
A 16 ans, j’ai quitté l’école classique pour intégrer l’Ecole des Mousses. Mon père m’a alors donné son appareil photo, un vieux Voigtländer argentique entièrement manuel. A partir de là, j’ai toujours eu un appareil avec moi. C’est devenu une passion mais je ne pensais pas faire carrière comme photographe. J’ai ensuite intégré l’école des fusiliers marins.
Au terme de ces cinq années dans les commandos marine, j’avais le choix de renouveler mon contrat ou non et j’avais découvert entre-temps qu’il existait un métier de photographe dans la marine. J’ai pris des cours par correspondance sur la technique lors d’une mission de 6 mois à Djibouti. J’ai demandé à changer de spécialité, mais cela m’a été refusé. Je n’ai donc pas renouvelé mon contrat, j’ai quitté la marine et j’ai enchaîné sur plein de petits boulots, tout en souhaitant être photographe dans le civil.
Comment avez-vous débuté ?
A Lorient, il existait un grand laboratoire photo qui centralisait tous les films des photographes de Bretagne : le Laboratoire Couleur Commun des Photographes de l’Ouest. J’ai réussi à me faire embaucher comme laborantin pendant l’été au début des années 80. Mon travail consistait à prendre les négatifs d’un côté et les photos de l’autre pour les rassembler dans une pochette, rien de bien compliqué. Mais j’ai pu ainsi pénétrer dans ce monde de la photographie professionnelle. Le soir quand j’avais terminé mon boulot, j’allais rejoindre les tireurs du labo noir & blanc et j’apprenais la technique à leur côté.
A la fin de la saison, le patron du laboratoire a remarqué ma passion pour la photo. Venant de l’armée, j’étais très discipliné, toujours à l’heure, très assidu. Les autres laborantins étaient tous étudiants et avaient plus l’esprit à la fête. Six mois plus tard, le patron m’a rappelé pour me proposer un poste définitif. Pendant quatre ans je me suis occupé de la partie distribution de matériel. J’ai eu entre les mains tout le matériel qui existait à l’époque. Puis j’ai souhaité devenir photographe professionnel indépendant. Sans diplôme, la banque refusait de m’octroyer un prêt. J’ai donc passé un CAP photographie en candidat libre et une fois obtenu, la banque a financé mon premier studio.
Quel était votre équipement ?
Un Nikon FM2, un boitier moyen format Mamiya RB 67, avec plusieurs optiques et un équipement en éclairage pour les besoins de la photographie de studio. A l’origine, je voulais travailler dans la publicité.
Comment est venue la photographie de bateaux ?
Presque par hasard. Je photographiais les activités de mer par passion et je pratiquais un peu la voile. Etant basé à Lorient, j’ai fait la connaissance d’Alain Gautier. J’ai aussi rencontré Laurent Bourgnon, Mike Birch. J’ai commencé à faire des photos avec ces navigateurs. Je me suis retrouvé avec un stock d’images conséquent et j’ai décidé de le faire fructifier. A l’époque, il n’y avait pas Internet donc il fallait contacter les agences basées à Paris. L’agence de référence en matière de photos de voile était See & Sea. Je leur ai apporté ma caisse de diapositives et ils ont tout de suite été intéressés. J’ai commencé à avoir des parutions dans des magazines, je couvrais les départs et les arrivées de courses, sans forcément avoir de contrats. Mon nom a commencé à circuler et j’ai été sollicité par des sponsors pour couvrir leurs productions. Mais je n’ai jamais abandonné la partie publicité qui était mon fonds de commerce. C’était via ce travail que je pouvais couvrir des événements comme la Nioulargue (future Voiles de Saint-Tropez), l’arrivée de la route du Rhum en Guadeloupe. Je dormais dans ma voiture, je prenais le risque d’investir sans être sûr de vendre derrière.
Et pour la partie publicité, quel était le type de sujet ?
Tous types de sujets. Je travaillais avec une agence de communication basée à Lorient, Dimension Communication, et très vite j’ai couvert 100% de leurs besoins photos. En 1989 j’ai eu carte blanche pour y créer mon propre studio de développement : cyclo, boîte à lumière, pont roulant, tout le matériel en Broncolor, chambre Sinar. Cela a duré jusqu’en 1996, année où j’ai repris mon indépendance et où je me suis installé dans le local que j’occupe encore aujourd’hui à deux pas de la Cité de la Voile.
Quel est votre lien avec Nikon ?
J’ai toujours évolué avec du matériel Nikon. J’ai eu toute la gamme des boîtiers depuis le FM2. J’ai opté pour Nikon par habitude mais aussi parce que l’image que véhiculait Nikon correspondait à mes envies. J’associe Nikon aux photographes de reportage, aux photographes de guerre, ceux qui sont sur le terrain.
Quels ont été vos modèles en photographie ?
J’ai toujours aimé le travail de Jeanloup Sieff, Henri Cartier-Bresson, Gilles Caron. En plus contemporain, Sebastião Salgado est selon moi le maître. Par contre je n’avais pas de référence en photographe de mer. Puis j’ai connu le travail de Christian Février, l’un des plus anciens photographes spécialisés dans le milieu. Il y aussi bien sûr les travaux de la famille Beken, qui sont fondateurs, mais je n’ai pas d’exemple de photographe contemporain.
Quels sont les grands domaines de la photographie de voile ?
Je suis contacté par des sponsors pour des exercices bien définis. J’ai des cahiers des charges à respecter. Je diviserai mon travail en trois parties : la construction d’un bateau tout d’abord : raconter son histoire à travers le suivi de chantier, les portraits de l’équipage et de l’équipe technique, avec pour finalité la mise à l’eau et le baptême du bateau.
Ensuite, les images de navigation : en embarqué pour traduire la vie du skipper à bord. En général je sors entre 24 et 48h à bord pour traduire le quotidien du skipper en course : les manœuvres, le sommeil, l’alimentation, la gestion de la météo, la partie technique. Les images de navigation en haute-mer sont réalisées par hélicoptère, pour un rendu impressionnant qui correspond à ce que les marins vivent lorsqu’ils sont au large. On va choisir des fenêtres météos variées : petit temps, médium, gros temps.
La troisième partie, ce sont les événements avec la couverture de courses au large offshore : les départs ou arrivées de la Route du Rhum, le Vendée Globes, la Transat Jacques Vabre, la Transat Anglaise, la Volvo Ocean Race (ancienne Whitbread) pour citer les plus connues. Ou bien des grands prix, des championnats Inshore qui tournent autour du monde sur des circuits bien définis : La Coupe de l’America, la plus ancienne compétition sportive au monde, ou encore les Extreme 40, le tour de France à la Voile.
Dans vos photos, avez-vous un genre de bateau de prédilection ?
Je suis surtout connu dans le milieu de la voile à travers mes travaux sur les multicoques. C’est le côté spectaculaire et photogénique des multicoques avec la diversité des angles de prises de vue qui me passionne.
Un côté spectaculaire que l’on retrouvera moins avec les monocoques ?
Non. Comparativement, les multicoques sont des formules 1. Ce sont des bateaux qui sont sans cesse en évolution, de véritables laboratoires sur l’eau. On veut toujours aller plus vite, plus haut, on veut même voler aujourd’hui. En termes de photographie, c’est plus puissant. Mais c’est vrai qu’avec la nouvelle génération des monocoques équipés de foils, cela devient aussi spectaculaire.
Est-ce que l’évolution technologique des bateaux a modifié votre manière de les photographier ?
Oui. L’enjeu est de conserver dans les images le rapport d’échelle entre l’homme et le bateau, tout en traduisant cet effet de puissance et de vitesse. La manière de travailler est aujourd’hui beaucoup plus physique. Faire des images sur un multicoque lancé à 35, 40 nœuds, ce n’est pas pareil que sur un monocoque qui va à 15, 20 nœuds. Mais c’est vrai que la plus grande partie de ma carrière s’est faite sur des monocoques qui n’ont plus rien à voir avec les modèles actuels beaucoup plus puissants.
Quels sont les éléments les plus photogéniques sur un voilier ?
C’est l’ensemble, l’univers dans lequel s’inscrit le bateau : arriver à capter l’homme, le bateau dans son décor, la mer. Pour les images en haute mer, l’outil de l’hélicoptère est un vrai plus. On a la chance à Lorient d’avoir un pilote hors-norme. C’est une connivence entre le skipper, le pilote d’hélicoptère et le photographe.
Le skipper va choisir la fenêtre météo idéale : le vent, la mer, le ciel, la lumière. Ensuite la complicité avec le pilote entre en jeu : s’il n’y a pas beaucoup de mer, je vais essayer de donner un effet de vitesse en travaillant sur des vitesses lentes. Le pilote va devoir se caler à la vitesse du bateau, à une distance idéale pendant quelques minutes. Lorsqu’il y a du gros temps, des grosses vagues, le photographe va travailler au téléobjectif, en laissant passer une ou deux vagues entre l’hélicoptère et le bateau de manière à avoir un effet de montagnes russes. Cela demande une maîtrise de son matériel en choisissant bien ses optiques.
Quels sont vos optiques de prédilection pour les photos aériennes ?
J’ai une configuration idéale. Le vol en hélicoptère coûte très cher. Tu n’as pas droit à l’erreur. En général, cela se fait un mois avant un départ en course. Je pars toujours en vol avec trois boitiers. Il faut être rapide et réactif. En hélico, il faut éviter de changer d’optique. Je pars avec le 200-400 qui est pour moi l’optique idéale pour ce genre de travail, ainsi que le 70-200 et le 24-70. Et je prends en plus dans un sac un 14-24 et un fisheye, pour les prises de vue à la verticale, ça donne l’impression que le bateau est sur une planète.
Combien de temps dure une sortie en hélicoptère ?
1h30 grand maximum. Les tarifs sont de 1700 euros l’heure… ça demande d’être bien organisé avec le skipper. Il nous donne une position GPS pour le rendez-vous, on se tient prêt et dès qu’il nous donne le feu vert on décolle. Ensuite on communique par SMS ou par radio dès que le signal est là. Le plan de travail est déjà établi : un bord-tribord au près, bâbord, ensuite le skipper a convenu d’envoyer le gennaker (voile d’avant), etc. Il y a souvent un vidéaste à mes côtés pour optimiser les coûts.
Qu’est-ce que vous apportent vos connaissances en navigation pour prendre des photos en embarqué ?
Je suis un marin du dimanche. Je sais faire marcher un bateau de plaisance, pas des trimarans. Mais ma connaissance de la navigation me permet de savoir où me mettre, les gestes importants, comment ne pas gêner.
Comment gérez-vous la promiscuité ?
Cela dépend si c’est dans le cadre d’un reportage en embarqué en solitaire ou en équipage. Le choix du matériel à amener à bord reste primordial. Après les sponsors ont investi sur des bateaux suffisamment larges pour travailler. En équipage, c’est plus compliqué, il y a du monde sur le bateau, il faut se faire tout petit, tu prends des coups de coudes ou de poulie, tu peux être déséquilibré parce que tu n’as pas mis le pied au bon endroit, voir être mal vu parce que tu déranges. Je sors généralement en embarqué sous 24 à 48h, cela laisse le temps pour travailler. Je ne commence pas tout de suite à faire des photos. J’essaie de mettre à l’aise le skipper, j’attends d’être au large, de me faire oublier. Il y a quelques petites mises en scène puisque l’on doit suivre un cahier des charges. Mais pour les manœuvres, j’essaie toujours de les faire en réel. De toute manière les navigateurs ne peuvent pas tricher.
Comment gagnez-vous la confiance de l’équipage ?
En étant discret. Mais en général, la sortie est prévue en amont, tout le monde sait que je suis là pour faire des images. C’est important pour leur contrat avec le sponsor. La communication fait aussi partie de leur travail.
L’image du marin sauvage qui refuse de parler est-elle un leurre ?
En fait, je ne les fais pas parler. En réalité le stéréotype du marin bourru a fait son temps. A mon niveau, je fais partie de leur schéma. Je ne suis pas un équipier mais plutôt un satellite qui est là pour faire leur promotion et traduire leur vie à bord. Cela fait 30 ans que je fais ce métier. J’ai 56 ans, j’ai vu un paquet de navigateurs passer devant moi. D’un certain côté, je fais partie de ce monde. Les navigateurs sont accessibles, ils vivent dans la réalité alors que l’on côtoie le très haut niveau. C’est simple de leur serrer la main et d’échanger quelques mots, comparé aux pilotes de formule 1 ou aux footballeurs, qui sont souvent impossibles à approcher.
Les navigateurs cherchent-ils la reconnaissance ?
Pas du tout. Ils cherchent avant tout à naviguer. Ils ont besoin d’être en mer, point final. Il n’y a pas vraiment de star-system. Même Loïc Peyron, une star dans le milieu bon client des médias, reste accessible.
Quels sont les navigateurs avec lesquels vous êtes le plus proche ?
Alain Gautier est de Lorient. C’est l’un des premiers navigateurs que j’ai côtoyé. Laurent Bourgnon également, même s’il a assez vite quitté le monde de la voile. Je pense aussi à Thomas Coville ou encore Franck Cammas pour qui je travaille depuis ses débuts. Après je reste à ma place. Je peux monter sur n’importe quel bateau mais je ne le ferai jamais sans demander l’autorisation. Ce sont des relations amicales, mais ça reste professionnel. Je ne suis pas dans une relation fan/idole, tout en étant très impressionné par leurs prouesses physiques et psychologiques. Je pars en reportage embarqué et je suis témoin des efforts qu’ils produisent ne serait-ce qu’en 24h. Ils vont reproduire ces efforts par la suite en solitaire pendant 3 mois : une manœuvre, un changement de voile, ça peut mettre sur les rotules. J’étais chez les commandos marine dans ma jeunesse, physiquement c’était dur mais pas au même niveau que la résistance au mal des navigateurs.
Comment faites-vous pour travailler avec l’humidité ?
J’ai tout essayé : caisson étanche, sac étanche. Tu as toujours une main prisonnière dans un caisson, un objet lourd. En embarqué dans des conditions difficiles, il faut toujours avoir une main pour soi. Honnêtement, l’idéal est de travailler avec le boitier nu en étant vigilant. Je prends des chiffons avec moi. J’ai de la chance d’avoir un matériel relativement robuste. Je nettoie toujours après une sortie. C’est aussi l’énorme avantage du passage au numérique : Plus besoin de se trimballer avec un stock de pellicules aux sensibilités différentes. En embarqué, les conditions changent constamment, le passage du froid au chaud, les mains sont constamment mouillées. Changer une pellicule, c’était tout simplement l’horreur !
Est-ce qu’avec les contraintes économiques, vous êtes toujours aussi libre de choisir les courses que vous allez couvrir ?
C’est plus compliqué aujourd’hui. Administrativement, mon activité est lourde en frais. J’ai un local et des équipements à rembourser. Le pendant publicité de mon travail est toujours plus lucratif que la photographie nautique. Aussi, le bateau est un secteur très aléatoire. Un sponsor peut arrêter la collaboration du jour au lendemain. J’ai travaillé pendant 20 ans avec Groupama, cette année c’est terminé. Il y a eu des changements dans leur équipe avec des besoins nouveaux, notamment au niveau des réseaux sociaux. Ils ont préféré embaucher un jeune qui fait de la vidéo et de la photo.
Est-ce qu’un poste de média man aurait pu vous intéresser ?
ll y a 25 ans, j’aurai rêvé d’avoir ce genre de propositions. Mais ce poste n’existait pas encore. Aujourd’hui je ne pourrais plus le faire. Cela signifie s’impliquer totalement dans un projet et abandonner le reste. Un média man est pleinement intégré à la team. Il participe aux courses tout en produisant en direct du contenu image et vidéo. C’est la Volvo Ocean Race qui a lancé ce type d’équipier embarqué pour les besoins en communication. Je connais par exemple Amaury Ross, qui était sur la team Alvimedica lors de la Volvo Ocean Race en 2014-2015. C’est quelqu’un de très talentueux, il devait nous rejoindre dans le collectif Sea & Co.
Pouvez-vous nous présenter le collectif Sea and Co ?
C’est un collectif de photographes spécialisés en photos nautiques. Sea & Co est né pour répondre aux contraintes des agences photos qui diffusaient notre travail. La voile n’est pas un sport majeur comme le football, la formule 1 ou le tennis. Les vendeurs en agence qui diffusaient les images pour les magazines ne s’intéressaient à notre sport que lors de la Route du Rhum ou du Vendée Globe. Nous étions frustrés, dépendants du travail des agences qui prenaient 50% sur les ventes en nous payant lorsque le magazine les payaient, donc plusieurs mois après. Puis Internet est arrivé. Avec Thierry Martinez et Gilles Martin Rager, nous nous sommes regroupés pour créer notre propre service de distribution en direct avec les médias. Aujourd’hui nous sommes une dizaine de photographes membres, plusieurs français mais aussi un japonais, un hollandais, un suédois. Les médias s’inscrivent sur le site et lorsqu’ils ont besoin de photos pour leurs sujets, ils achètent directement la photo sur le serveur et le photographe est payé à 100%. Il n’y a plus d’intermédiaire. Avec les autres photographes, nous pratiquons les mêmes tarifs et l’on s’échange les plans. Les sports nautiques sont très aléatoires avec des calendriers anarchiques tributaires de météos parfois capricieuses. On a donc toujours la possibilité de faire venir un membre du collectif pour nous remplacer si l’on n’est pas disponible.
Super article comme d’habitude. Un grand merci pour tout ce que tu nous partages.
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