Entretien avec Antoine Agoudjian, Prix Public des correspondants de guerre à Bayeux

Interview

Le Prix Bayeux Calvados-Normandie des correspondants de guerre est un événement annuel destiné à rendre hommage aux journalistes qui exercent leur métier dans des conditions périlleuses pour nous permettre d’accéder à une information libre. L’an dernier, le prix du public était décerné au photographe Antoine Agoudjian pour son reportage « A la conquête de Mossoul Ouest » réalisé en avril 2017. Rencontre avec ce photographe passionné et passionnant.

Pouvez-vous revenir sur votre parcours ?

J’ai débuté la photographie en 1989 au cours du tremblement de terre en Arménie lors d’une longue mission humanitaire. Je débutais la photo et elle n’était alors qu’une alliée de second plan. De retour en France un Éditeur publia mon premier livre. L’aventure débuta ainsi. Puis, grâce à Robert Doisneau que j’ai eu la chance de connaître, je suis entré à l’agence Rapho, au coté d’Édouard Boubat, Willy Ronis et plein d’autres photographes mythiques jeunes et moins jeunes. Parallèlement j’intégrais une équipe de tireur de prestige N&B au coté de Voya Mitrovic et de Pierre Gassmann le fondateur de Pictorial Service. Voya, qui devint mon maitre, travaillait entre autre sur les images de Koudelka, Salgado, Cartier Bresson, et Pierre Gasmann passait ses journées à tirer les images de Man Ray. Ces deux univers de folie, fait de rigueur et de passion m’ont envoutés, et ils m’ont tout donné.

Quelles sont vos sources de motivation et d’inspiration ?

C’est comme-ci j’entendais des voix. J’ai hérité d’une mémoire liée à un génocide toujours nié à ce jour, celui des Arméniens. Il fut perpétré par la Turquie ottomane en 1915. Et de façon obsessionnelle je n’ai de cesse de vouloir reconstituer l’album familial, celui de mes grands-parents rescapés et exilés en France dans les années 1920, mais aussi celui de mon peuple dissout de son terroir historique ou il existait depuis plus de 2000 ans. Plus tard j’ai élargis mon champ d’action, car selon moi en parlant des autres peuples je parle aussi de celui dont je suis l’héritier.

Vous avez déclaré ne pas être un photographe de guerre, comment peut-on décrire votre regard ?

En fait comme très peu d’images ont relatés cet épisode tragique de l’histoire, et pour lequel je n’ai reçu, pour ainsi dire, qu’un héritage oral. Je tente alors d’édifier image par image l’histoire de mon peuple, en abordant toutes les thématiques inhérentes à son existence lorsqu’il vivait sur sa terre. Le chaos fait parti de cette narration et il ne peut s’aborder autrement qu’en s’immergeant totalement dans ses entrailles. Le photographe de guerre, comme son nom l’indique ne photographie que la guerre. Moi je poursuis une quête mémorielle, ou certes la guerre en est l’un des aspects, mais pas exclusivement.

Observez-vous un changement dans la mission de reporter depuis vos débuts ?

Lorsque j’ai débuté la photographie, celle-ci imposait préalablement une solide maitrise technique. Cette contrainte, à mon sens féconde, mettait votre détermination à l’épreuve. Car ce temps consacré à l’apprentissage contribuait parallèlement à aiguiser votre motivation, votre culture, votre réflexion, favorisant ainsi des rencontres enrichissantes. Désormais, n’importe qui, même avec un portable, peut sans aucune difficulté réaliser une image sans avoir à se soucier du rapport vitesse et diaphragme. Cela a eu pour effet de désacraliser le geste photographique, il est devenu presqu’ordinaire, compulsif, dépourvu d’un regard singulier, personnel et intime.

Mais ce qui est plus grave est que pour certains diffuseurs d’images, la photographie ne sert presque plus qu’à valider et attester les écrits, ou illustrer des textes en dépossédant le photographe de sa prérogative d’auteur à part entière. Internet a aussi précipité cette vulgarisation de la démarche photographique, alors qu’il est pourtant un merveilleux outil, la profusion d’image a provoqué une obscène banalisation du contenu. Parfois je regarde des portfolios dans des magazines et je suis outré du manque de qualité de certaines publications. Photographe est un véritable métier, avoir un stylo ne transformera jamais quiconque en écrivain.

Pourriez-vous nous parler de votre reportage sur l’Irak pour lequel vous avez obtenu le Prix Public des correspondants de guerre à Bayeux l’an dernier ?

Cela fait longtemps que je souhaitais dans ma quête aborder de front la thématique du chaos dans cette région de l’ex-empire Ottoman. Et mon ami Bakhtiyar Haddad, (exceptionnel fixeur décédé tragiquement à Mossoul en juin 2017 dans l’explosion d’une mine au coté de Stéphan Villeneuve et Véronique Robert), m’avait encouragé à venir le rejoindre en me promettant de m’aider dans mes démarches auprès de l’armée irakienne afin que je puisse apporter mon regard singulier sur cette apocalypse. Je le connaissais depuis 2004, date de mon premier voyage dans le chaos Irakien. Nous sommes devenus ami, il respectait ma démarche et voulait absolument m’aider dans la mesure de ses possibilités car il était accaparé par les puissants médias. C’est lui qui m’a décidé de m’y rendre, et même si sur le terrain ce fut très compliqué, c’est grâce à sa bienveillance que j’ai pus tracer ma route.

Dans la deuxième partie de mon voyage, avec mon ami Marcin Suder, un photographe polonais, nous avons pus suivre en première ligne deux unités spéciales appartenant à l’armée irakienne, (ERD et ERB). L’une d’elle affrontait les combattants de Daesh en face à face et l’autre au terme des affrontements avançait en ligne ennemie pour y déloger les derniers djihadistes terrés dans leur position.

Vous accordez beaucoup de place à l’émotion dans vos clichés, comment composez vous ?

Selon moi une image doit interpeller tout d’abord nos sens. Elle est d’autant plus forte et me fascine lorsqu’elle réunis la forme et le fond. C’est cette photographie là qui m’éblouie. C’est comme un repas, soit il est délicieux soit il est indigeste ou comme une musique, soit elle est mélodique soit elle est inaudible. C’est avec l ‘émotion que je réalise, édite et tire mes images. Une image est un miroir car elle est capable de refléter ce qui a de plus sensible et de plus intime en nous. Comme dans ma vie l’émotion est chez moi le moteur et l’indicateur de toute action.

Quelle est votre histoire avec Nikon ?

J’ai débuté a photo avec un Nikon F2 équipé d’un viseur de poitrine, j’adorais ce boitier et il m’a accompagné durant 8 années. Encore aujourd’hui je suis ému lorsque j’en voit un. J’ai ensuite utilisé un Leica M6 notamment pour l’absence de sonorité lors du déclenchement et sa légèreté. Lorsque j’ai décidé en 2011 de passer au numérique, les marques que j’ai sollicitées ont eu la gentillesse de me prêter un appareil que j’ai pu tester en condition de reportage. À cette époque, j’en ai conclus que le matériel Nikon réunissait les meilleurs critères, à savoir qualité optique et performance du capteur.

Le passage au numérique a-t-il changé votre métier ?

Il m’a rendu plus autonome, m’a permis d’aller plus loin dans la construction de mes images. Il a aussi encourager mon passage à la couleur car l’on peut en numérique envisager, comme en noir et blanc, de traiter l’image avec une infinie subjectivité de valeur. Je pratique la couleur en numérique avec le même esprit qu’en argentique en cherchant à sublimer l’image. C’est ma formation, une image est comme une pierre précieuse à l’état brut, elle n’est qu’une promesse. Elle ne deviendra un diamant qu’après l’action de l’homme, qui grâce à la magie de son génie transformera à la façon d’un alchimiste une matière inerte en oeuvre poétique.

Quels sont vos projets pour la suite ?

Poursuivre cette quête jusqu’à l’épuisement. Même si les dragons à affronter deviennent plus forts et sont plus nombreux. Outre la joie d’obtenir, lorsque c’est possible, des parutions dans la presse magazines, j’ai pour objectif la publication de mon septième livre éponyme par mon éditeur dès lors que j’aurais achevé ce nouveau corpus.

Antoine Agoudjan

Antoine Agoudjian

Photographe professionnel humaniste, il est le lauréat du prix public des correspondants de guerre au festival de Bayeux en octobre 2017.

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