Le photographe Pascal Kobeh a plus de 7000 plongées à son actif. De l’Arctique aux îles du Pacifique en passant par la Mer Rouge, il revient avec nous sur ses plus beaux clichés de photographie sous-marine, l’évolution de la technique, ou encore ses souvenirs de tournage du film Océans de Jacques Perrin.
Quel a été votre parcours ?
Je travaillais auparavant sur les marchés financiers. Je me posais des questions. J’en avais un peu assez : l’argent n’était pas un but en soi. L’actionnaire de l’entreprise que je dirigeais souhaitait vendre les parts aux salariés. Le rachat représentait de grosses sommes et je n’avais pas envie de me lancer là-dedans. Je suis parti en vacances aux Maldives, je pratiquais déjà la plongée, j’étais moniteur. Je suis tombé amoureux d’une femme, la monitrice de plongée du bateau. J’avais envie de prendre une année sabbatique… et cette année dure finalement depuis 1992 !
J’ai changé de vie. Pendant deux ans, j’ai été guide de plongée. Nous sommes partis un jour pour guider une croisière de plongée en Papouasie Nouvelle Guinée. Il n’y avait que des photographes. Ils étaient tous en train de comparer leur matériel, de consulter les brochures des spécificités techniques. C’était l’époque de l’argentique. Ils m’ont collé le virus.
Je restais environ 9 mois par an aux Maldives et je faisais des allers-retours en France pour les salons ou les besoins commerciaux. J’ai acheté mon premier caisson, ma gamme d’optiques était encore limitée. J’ai montré quelques-unes de mes photos à des agences et j’ai fini par réussir à vendre mes photos à partir de 1996. En 97, j’ai gagné le plongeur d’argent du festival de l’Image sous-marine d’Antibes. En 98, j’ai obtenu le plongeur d’or. C’est à partir de ce moment que j’ai eu mes premières commandes. J’ai gagné en 2010 le prix Wild Life de la BBC et du Muséum d’Histoire Naturelle de Londres.
Pouvez-vous revenir sur votre expérience de tournage sur Océans de Jacques Perrin ?
Ce fut une expérience fantastique. Un premier tournage en Afrique du Sud avait eu lieu en juin 2005, dans des conditions de mer assez rudes. Le photographe sous-marin sur place s’est démis une vertèbre dès le premier jour. Jacques Perrin a alors fait passer des entretiens en urgence avec plusieurs photographes, dont moi. J’ai finalement été choisi. Mon premier tournage avait lieu en Polynésie, à Moorea pour suivre les baleines à bosse.
« La photo du grand blanc qui fait face à François Sarano est devenue iconique »
Il y a deux conditions pour ce genre de travail : faire de belles photos évidemment, mais aussi bien s’entendre avec l’équipe de tournage. Le photographe est un peu la cinquième roue du carrosse dans un film. Priorité est donnée à la caméra. Je m’entendais très bien avec Jacques Perrin, qui prenait en charge la production, mais aussi Jacques Cluzaud, le réalisateur sur le terrain. J’ai fait des essais réussis sur les dugongs et les dauphins. J’ai participé aux tournages du grand blanc à Guadalupe au Mexique et du Kelp en Californie. La photo du grand blanc qui fait face à François Sarano, le conseiller scientifique sur le film, est devenue iconique. Au final, je me suis retrouvé à gérer l’équipe des photographes.
Océans a été une longue aventure qui s’est étalée sur 5 ans. Le projet a beaucoup évolué. A l’origine, il y avait un scénario avec des personnages de fiction. L’un d’eux était inspiré de Paul Watson de Sea Shepherd. En 2007, à la suite d’un voyage aux Etats-Unis, pour rencontrer des distributeurs et producteurs Jacques Perrin a décidé de modifier le scénario initial. C’est ainsi que le film s’est recentré sur l’aspect documentaire et naturaliste.
Quel était votre rôle sur le tournage ?
Rendre compte de l’esprit du tournage et sortir des images pour la promotion du film. Jacques Perrin faisaient imprimer les photos en grand format et allait voir les potentiels sponsors afin de récupérer des financements. Les photos ont été utilisées dans la presse pour faire du teasing avant la sortie du film. Elles ont aussi servi à illustrer les différents livres qui ont été publiés avec le film.
D’où est née votre sensibilité pour la photographie ?
Toute mon enfance, j’ai été trimballé par mon grand-père dans les musées. J’ai développé une sensibilité pour tout ce qui est visuel. Je pratiquais un peu la photo terrestre en amateur. Mais je reste un autodidacte, je n’ai pas suivi de formation.
Concernant la photographie sous-marine, j’avais des livres sur le sujet, beaucoup de photographes m’ont inspiré : David Doubilet, le photographe du National Geographic ; Sophie de Wilde, une photographe malheureusement décédée en plongée, qui était devenue une grande amie. Elle avait une approche très sensible, souvent sur la Méditerranée ; Herwarth Voigtmann, un allemand avec qui j’ai pu plonger aux Maldives. Je pense aussi à l’américain Chris Newbert ou bien Roger Steene.
Quelles ont été les évolutions saillantes entre l’argentique et le numérique concernant la photographie sous-marine ?
Outre le fait que l’on puisse corriger les photos directement, régler la sous exposition ou la surexposition, je dirais plus spécialement la capacité de montée en sensibilité sans perte. Nikon est d’ailleurs reconnu sur cet aspect. J’ai souvenir d’avoir vu certaines de mes photos en qualité Jpeg basiques à 3200 ISO publiées par un magazine. Aujourd’hui on monte à plus de 10000 ISO sans problème. C’était impossible en argentique.
Avec un autre collègue, le numérique nous a permis de proposer des reportages photos en fluorescence. On met un filtre sur l’optique, un filtre sur le flash et on fait ressortir la fluorescence des animaux. Sous l’eau les couleurs sont extraordinaires.
Quelle a été l’évolution de votre matériel ?
J’ai débuté sur le Nikonos V, un appareil étanche sans caisson. Tous les « anciens » comme moi ont eu cet appareil dans les mains. Il fut remplacé par le Nikonos Rs (étanche et autofocus). Beaucoup de photographes l’ont utilisé. Pas moi, j’ai sauté une génération en passant au reflex F90x en caisson. Après je suis passé au F100. Pour basculer en numérique, j’attendais que Nikon sorte son premier plein format : le D3 et le D700. Deux appareils aux capacités techniques identiques sauf que le D3 possède un sabot en dessous. Le D3 en caisson est trop volumineux. J’ai opté pour le D700, que j’utilise toujours aujourd’hui ainsi qu’un Nikon D810.
« Le mythe du Nikonos »
Le Nikonos est un mythe au sens où c’était le premier et le seul appareil professionnel étanche sur le marché sous-marin. Il y a eu le Nikonos 1 ou « Calypso » en référence au commandant Cousteau. Le 3 était entièrement mécanique. Le problème était que dès qu’il y avait un souci sous l’eau, tu noyais le système complet.
Niveau optique, j’utilise le 80-400 mm pour les extérieurs. Sous l’eau, j’utilise beaucoup le 105 et le 60 macro, le fisheye 16 mm, un 20 mm, le 14/24, et très souvent le 16/35 et le 28/70 mm.
En mer, je pars avec un seul boitier en caisson. Deux caissons deviennent tout de suite très encombrants. Le guide de plongée me briefe un peu avant, je choisi mon optique en fonction de ce que je pressens que l’on va voir. Pour des baleines, je vais privilégier le fisheye ou le 16/35. Pour des hippocampes, je prendrais la macro.
Comment savez-vous que vous allez voir ces animaux ? Il y a un grand facteur d’incertitude.
C’est vrai mais tu t’adaptes selon les périodes : si tu te rends en septembre à Rurutu en Polynésie et que tu ne vois pas de baleine, soit c’est la fin du monde, soit tu n’as vraiment pas de chance. La connaissance des fonds marins intervient. Mais maintenant tout le monde sait tout sur tout. Il suffit de taper sur Internet les saisons des migrations et tu as le résultat.
Il y a quand même une différence entre l’expérience du vécu et l’information glanée sur le web.
Oui, sur Internet c’est toujours plus beau. Dans la réalité, tu te confrontes aux aléas de la mer. Il m’est arrivé de partir trois semaines à un endroit et de ne rien ramener d’exploitable. Dans le cadre d’un tournage comme sur Océans, la machine des financements fait que l’on peut se permettre de prolonger le séjour de deux semaines. Ce n’est pas la même chose quand tu finances toi-même un reportage et que tu dois te payer une semaine supplémentaire à l’hôtel pour les besoins d’un bouclage. On essaie toujours d’optimiser les chances en partant à la bonne époque, au bon endroit, en planifiant bien à l’avance. La première grande incertitude reste la météo. Les ports peuvent être bloqués pour cause de tempête. Quand tu as planifié ton reportage trois mois à l’avance en achetant le billet, tu ne peux pas prévoir ce genre d’événement.
Quel caisson utilisez-vous ?
J’ai des caissons Seacam, un fabriquant autrichien. Le caisson est construit selon la forme du boitier qui y est intégré. Je ne peux pas mettre un D700 dans un caisson prévu pour un D810. Tu restes très à l’aise sous l’eau avec. L’ergonomie est pensée pour avoir la sensation de tenir l’appareil dans les mains.
Sous l’eau et en animalier plus généralement, il n’y a pas 36000 réglages à faire. Tu ne t’amuses pas à rentrer dans le menu pour choisir ta courbe colorimétrique. Je suis réglé en manuel, les flashs aussi. Je fais tout en autofocus, je règle ouverture, vitesse et ISO. Mes réglages sous l’eau s’arrêtent là. Je travaille aussi selon mon autonomie, qui peut varier entre 1h à 4h sous l’eau selon l’équipement. Par contre, j’effectue mes préréglages avant d’aller sous l’eau.
Pour pouvoir faire de la photographie sous-marine, il y a un grand préalable : être très à l’aise sous l’eau. J’ai plus de 7000 plongées à mon actif, je sais trouver mon équilibre. Tu es obligé de faire abstractions des contraintes matérielles puisque que tu as déjà la contrainte de (très) bien plonger.
Quels sont les principes de la photographie sous-marine ?
La règle de base est d’être le plus près possible de son sujet. Doubilet disait toujours « si vous estimez être au plus près, rapprochez-vous encore ». Tout l’enjeu est de parvenir à être au plus près de l’animal sans le faire fuir. Chaque animal réagit différemment, selon son humeur, son occupation.
Je ne suis pas biologiste mais à force de plonger, je m’intéresse forcement à tous les comportements animaliers : savoir observer des crevettes qui nettoient la gueule grande ouverte d’un mérou. Le mérou se laisse faire, c’est un échange, il ne les mangera pas. Plus tu connais le comportement des animaux, plus tu peux les approcher. Il y a un côté intuitif mais qui vient aussi avec l’expérience. Tu sais comment te placer pour faire le bon cliché.
Je mentionnerai aussi le fait d’être toujours respectueux de l’environnement et de l’animal. Par exemple, éviter de donner un coup de palme dans un corail lors d’un shooting macro.
Comment gérez-vous la lumière ?
Entre 0 et 10 mètres de profondeur, tu peux faire des photos sans flash, tout dépend du sujet. Par exemple, tu seras capable de shooter un requin baleine de 8 mètres, planctophage qui remonte à la surface. Tu as même intérêt à ne pas mettre de flash pour ne pas éclairer les particules. Mais très vite, le flash devient indispensable. Le rouge disparaît à 10 mètres, l’orange à 15, le jaune à 20, le violet à 30, le vert à 50, à 300 mètres tout est noir.
Je travaille avec deux flashs, réglés à la lumière naturelle, tout comme la balance des blancs à 5560, le standard chez Nikon. Je suis parvenu à faire des photos jusqu’à 85/90 mètres de profondeur.
Les règles de composition sont-elles les mêmes en photographie sous-marine ?
Ce sont les mêmes que sur terre pour la règle des tiers. Par contre, tu ne vois pas forcement les couleurs sous l’eau. Avec l’habitude, tu parviens néanmoins à les déceler puisque ton cerveau les a enregistrées. Tu anticipes le rendu final.
Il y a aussi l’immense avantage de pouvoir se déplacer librement en 3 dimensions : tu es en apesanteur. En terme de cadrage, cela multiplie les possibilités. Pour les épaves, tu peux te prendre pour un drone en cadrant le sujet comme une vue du ciel.
Quels sont les grands thèmes de la photographie sous-marine ?
J’aime bien les comportements : accouplement, ponte, prédation… Il y a ce qu’on appelle le « Gros » : les requins, les baleines, etc. La macro est aussi très importante en sous-marin. C’est tout de suite très valorisant : les couleurs éclatent, on peut généralement s’approcher très près des petites bêtes. C’est moins compliqué que le grand angle, où il faut gérer la lumière ambiante, le flash, éviter que premier plan ne soit cramé. Il y a aussi les épaves ou la présence de l’homme en général : la pollution, la dégradation, la réalité hélas de certains fonds sous-marins.
Vous allez chercher à communiquer sur cet aspect ?
Bien sûr ! J’ai fait une exposition au Salon de la Plongée : 40 photos de face à face avec les animaux marins + 5. Ces 5 photos supplémentaires illustrent les dangers qui menacent le monde sous-marin, un phénomène comparable à la déforestation terrestre : la pollution, la construction sur les littoraux, la surpêche, l’acidification des océans due au réchauffement climatique. Je cherche à témoigner de cet aspect sans m’y cantonner. Je montre aussi le merveilleux de ce monde. Si les 7 milliards de personnes sur terre plongeaient, elles seraient plus à même d’être concernées par la préservation. Des photos de pure beauté ont cette fonction : dévoiler les trésors. Il faut alerter, sans être catastrophiste.
Quels sont vos meilleurs souvenirs de photo sous-marine ?
Les 10 photos d’orques que j’ai pu faire en Nouvelle-Zélande, dans le cadre du tournage d’Océans. Ça reste un événement assez rare : c’est un animal très intelligent mais aussi très farouche. Il fuit – à raison – l’homme. J’ai pu aussi faire en Arctique des photos de narvals, un animal assez mythique appelé licorne des mers. Je conserve des souvenirs de plongée mémorables dans une passe aux Maldives : des requins gris, un banc de 30 raies, un requin marteau au milieu, des bancs de poisson partout autour.
Je n’ai pas fait de mauvaises rencontres sous l’eau. Le mythe des animaux dangereux est à briser : il y a seulement 12 attaques mortelles de requins sur l’homme sur une centaine par an en moyenne dans le monde entier. Les animaux ne sont pas agressifs. Si tu les déranges, ils fuient. Tu peux être attaqué si vraiment c’est leur dernier recours. Des accidents liés au feeding, au nourrissage, peuvent arriver mais on altère alors le comportement des animaux.
Quels sont vos projets ?
Je suis invité au festival de photo sous-marine en Nouvelle Calédonie au mois de mai. J’anime aussi un stage photo au Mexique au mois de juin, avec des plongées en cénote, des sortes de trous d’eau douce. On estime qu’il y a 3000 km de galeries sous terre remplies d’eau, nées des suites du météorite qui a percuté la terre dans le Yucatán et a provoqué l’extinction des dinosaures. On en a exploré à peine 300 km.