Laurent Charpentier a toujours connu l’univers de la mer par le travail : marine marchande, humanitaire, pour devenir ensuite photographe et rédacteur en chef adjoint de Voiles & Voiliers. Il révèle dans ses photos l’économie de la mer, le monde du transport maritime et ses travailleurs, les artisans et ouvriers souvent invisibles qui travaillent la matière pour créer les objets de plaisir qui iront sur l’eau.
Quel a été votre parcours professionnel ?
J’ai d’abord été officier de la marine marchande après l’obtention de mon brevet C1NM en 1986. J’ai connu la mer par le travail, un aspect qui guidera toute la suite de ma carrière. Après quelques années, je me suis orienté vers l’humanitaire. J’ai travaillé pour Médecins du Monde à l’époque des Boat People en étant d’abord marin bénévole sur un des navires de recherche pour passer ensuite responsable de mission en Asie du Sud Est en 1988 et 1989. Puis j’ai collaboré avec d’autres organismes comme Partage et Avicen, une ONG locale travaillant en Afghanistan qui était en quelque sorte le bras armé de l’Unicef car jusqu’en 1993, les agences onusiennes ne pouvaient pas travailler dans ce pays. Ce fut l’aboutissement de mon parcours humanitaire avant de rentrer en France et de m’orienter vers la presse.
Il y a toujours eu en moi ce désir de voyages et d’aventures avec la nécessité de trouver un sens à mon action. J’ai cherché à me réaliser en combinant mes atouts : ma connaissance du milieu maritime, mon goût pour la photo et mon attirance pour l’écriture. J’ai proposé quelques sujets à Voiles & Voiliers et j’ai fini par y travailler régulièrement à partir de 1994.
D’où est né cet intérêt pour la photographie ?
Cela vient de mon père qui possédait un petit labo noir & blanc à la maison dans les années 70. C’est lui qui m’a initié à la photo et m’a acheté mon premier appareil pour mes 12 ans. Ce n’était pas encore un Nikon mais un réflex Practika assez bon marché avec lequel j’ai appris les bases. Ma première paie de marin a été engloutie dans l’achat d’un Nikon FM2 avec un objectif AIS 50 mm f/1.4. C’était en 1982 et je ne l’ai jamais regretté. J’ai vraiment eu la sensation d’investir dans l’outil qui me permettrait d’exprimer ma créativité. Nikon représentait pour moi le monde des photographes professionnels alors que j’étais un pur amateur.
Quels sont les photographes qui vous ont inspiré ?
J’ai commencé à lire Voiles & Voiliers dès le premier numéro paru en 1972. La qualité des photos maritimes était remarquable, notamment celles de Christian Février ou de Daniel Allisy, des icônes membres de l’équipe fondatrice du journal et qui travaillaient tous deux en Nikon. En matière de photographie de mer, leur créativité leur permettait de dépasser à tous niveaux ce que l’on pouvait retrouver dans la presse magazine bateaux de l’époque. Tout cela me fascinait, je rêvais d’embarquer au large. Mais je n’avais pas forcement de culture photographique à proprement parler.
Ensuite je me suis beaucoup intéressé à la lignée des grands photographes humanistes comme Henri Cartier-Bresson ou Robert Doisneau. Je n’aurai jamais la prétention de comparer mon travail aux leurs. Ce sont des maîtres indépassables que l’on prend le temps de contempler mais l’on reste à sa place ! Avec un minimum de matériel, ils proposent des merveilles. J’aime également beaucoup la portée poétique du travail de Sergio Larrain et l’ambiance maritime que l’on retrouve dans ses photographies de Valparaiso au Chili.
Quand avez-vous débuté la photographie maritime ?
Dès que j’ai commencé à naviguer, j’avais mon FM2 avec moi. C’est par la pratique que j’ai développé ma technique, en expérimentant et en progressant pas à pas. Je n’ai jamais suivi de cours de photographie.
Et en ce qui concerne la photographie de travail ?
Parallèlement à mon entrée chez Voiles & Voiliers, j’ai travaillé en tant que photographe pour le secteur Fabrication du groupe Renault, une expérience très formatrice dans les usines de montage et dans les fonderies en France, Espagne ou au Portugal. Cela a constitué une formation en accéléré pour rendre des images de qualité dans des situations très difficiles. Ce qui m’a obligé à investir dans des flashes et des boitiers. Outre deux FM2, j’avais un F3 et un parc d’optique spécifique : grand angle, longues focales.
Des optiques que vous utilisez encore aujourd’hui ?
Plus vraiment parce que ces optiques ont quand même bien trinqué. J’en ai aussi donné certaines à des jeunes de mon entourage. J’ai toujours cherché à transmettre ma passion aux autres. J’ai également donné mes premiers FM2, un boîtier formidable pour débuter dans la photo.
En quoi le FM2 était-il spécial ?
C’est un boîtier qui a toujours été fiable, très simple d’utilisation et étant tout manuel, il offre une grande part de créativité. C’est vraiment à l’utilisateur de créer son image entièrement. Il n’est pas épaulé. Il y a bien une cellule à l’intérieur qui donne une indication, mais cela reste à l’utilisateur d’interpréter la lumière.
Vous avez dit : « Les appareils utilisant des films ont des mécaniques admirables et sensuelles. En les tenant à la main, je pense aux hommes qui les ont conçus et fabriqués. Les images qu’ils donnent sont palpables, concrètes. »
C’est mon rapport à l’argentique : sentir la main de l’homme derrière l’objet, la technique, le savoir-faire qui a permis de le créer. Il n’y a qu’à observer un obturateur mécanique ou bien le détail des optiques, ce sont de véritables petits chefs d’oeuvres que l’on peut s’offrir. Travailler avec un tel matériel est assez gratifiant.
Une sensation que vous ne retrouverez pas avec le numérique ?
C’est un peu différent au sens où ce n’est pas le même rapport à l’image. Cela reste des outils fabuleux, je suis toujours étonné par les capacités des boitiers numériques en basse lumière par exemple. Aujourd’hui je travaille en numérique, les contraintes financières et les besoins des clients font que l’on ne peut pas faire autrement. Je reste à l’argentique pour les travaux personnels.
Notamment par rapport au temps de développement ?
Honnêtement, je ne suis pas sûr qu’il y ait un tel gain de temps avec les heures passées à éditer les milliers de prises numériques. Cela reste une question d’organisation et de sujets : dans le cadre d’un reportage avec des images brut de décoffrage qui ne nécessitent pas beaucoup de post-production, cela peut être rapide. Mais j’ai récemment travaillé pour l’édition d’un livre avec beaucoup de reprographies ou des portraits qui supposent un soin dans le développement en labo numérique en passant par des logiciels de traitement. Aujourd’hui, on demande quasiment aux photographes de rendre des fichiers bons à tirer pour l’imprimerie. Tout cela prend du temps.
Quel est votre équipement actuel ?
Après le D3, j’ai aujourd’hui un D4. En objectif, j’ai le 200-400, le 70-200, le 24-70, le 14-24 et pour la Macro j’utilise un Zeiss 100 mm. J’utilise quand même le plus souvent le 24-70 mm.
Vous dites avoir toujours observé la mer par le travail, pouvez-vous développer ?
Cela peut paraître paradoxal de parler de travail lorsque l’on écrit dans un magazine de plaisance, lié au plaisir comme peut l’être Voiles & Voiliers. Mais l’univers maritime est tellement vaste que l’on peut l’aborder sous tous les angles : par la littérature, la poésie ou bien l’économie, les migrations… L’univers maritime est un monde en soi. Je me suis toujours intéressé à l’envers du décor, les travailleurs qui fabriquent la source du plaisir. A bien y réfléchir, c’est une question de valorisation du sujet : les gens qui fabriquent ont quelque chose d’admirable. Cela vient peut-être de ma famille : une partie d’elle travaillait la terre et l’autre partie était mineur, chaudronnier, ils travaillaient la matière. Sur la cheminée de mes grands-parents, il y avait une sculpture représentant un homme hyper costaud avec une enclume, un style très stalinien avec l’inscription gravée « le travail » : inconsciemment ça m’a influencé !
Toute la difficulté a été d’arriver à concilier mon intérêt pour ce que j’appelle la mer du travail avec la mer du plaisir. Gamin, j’avais besoin de me projeter dans des récits de mer, d’aller voir de l’autre côté de l’horizon. Un désir que j’ai finalement réalisé en naviguant de manière professionnelle dans la marine marchande. Il y a une ambivalence entre ce désir d’aventure et la réalité concrète du cargo. J’ai plus connu la navigation aventureuse par mon expérience humanitaire. Travailler pour un magazine de plaisance fut pour moi un compromis entre ma connaissance du monde de la mer et un désir de développer un savoir-faire en photographie en explorant des domaines inconnus.
Quels étaient les sujets de ces reportages ?
Les chantiers navals, les ateliers de fabrication de l’accastillage – tout ce qui concerne l’équipement des bateaux. Des essais de bateaux, des tests techniques sur des poulies ou des taquets dans le cadre d’illustrations graphiques où l’on se rapproche de la photographie publicitaire en mettant en valeur le produit. Mais j’ai toujours cherché à le faire de manière originale. La photo industrielle reste très technique. Tout l’enjeu pour un photographe est de réussir à faire passer sa créativité, son regard personnel pour mettre en scène l’objet.
Avec Antoine Sezérat, nous avons créé la revue trimestrielle Carré Voiles qui traite du monde de la voile sous un angle nouveau. La voile est souvent associée à l’idée de liberté, au voyage, au rêve. Je m’occupais souvent de tirer le portrait de personnes dans le « faire », architectes ou constructeurs. J’ai toujours pris du plaisir à rencontrer les artisans de la mer comme les mateloteurs, ceux qui s’occupent des nouages.
Qu’allez-vous chercher en premier dans cette thématique du travail/mer ?
Je dirais avant tout le rapport de l’homme à la matière. Le lien doit être évident et visible tout de suite. Je cherche à mettre en valeur la main de l’homme en train de fabriquer, en mettant la focale sur le savoir-faire, le rapport à l’objet. Au sujet des mateloteurs, il suffit d’observer leurs mains pour ressentir le travail. Pour des photos plus compliquées en termes de rendu comme pour les reportages en usines, je vais toujours chercher à montrer en quoi l’objet créé vient d’un travail humain.
Pouvez-vous revenir sur les reportages photos que vous avez fait en embarqué sur les cargos ?
Dans la marine marchande, je naviguais comme lieutenant ou second capitaine et je faisais des photos durant les temps morts entre les quarts. Certains faisaient du sport, moi c’était les photos. J’avais besoin d’exprimer mon ressenti.
Plus tard en tant que photographe professionnel embarqué, je retrouvais un univers connu, en produisant des images que je n’aurais jamais pu faire en tant que marin. J’ai cherché à me rapprocher des marins pour exprimer ce désir d’ailleurs, retranscrire par l’image le voyage, même dans un contexte de travail. Une volonté de transcender le quotidien de la vie en cargo et son côté très routinier, répétitif, calibré selon le rythme des quarts. A travers les photos, je montre l’environnement formidable qu’il y a autour : la pleine mer sans cesse en mouvements, quelque chose de très exaltant selon moi.
Et au sujet des artisans de la plaisance ?
Lorsque je pars dans les ateliers avec mes valises de matériel, j’ai la sensation d’être un travailleur, d’approcher au plus près des sujets que je vais photographier. Le côté manuel et physique de la photo m’attire énormément. J’ai un outil avec moi, je me trimbale avec mes flashs. Je me retrouve en phase avec les personnes qui travaillent autour. Même s’ils font des choses très différentes, une affinité se crée avec les gens qui travaillent la matière. Par la photo, je travaille aussi la matière : la lumière. Je peux me sentir plus éloigné des grands navigateurs, de véritables ingénieurs qui ont une grande capacité à anticiper et concevoir les éléments. Mais dans les ateliers, j’ai l’impression de me retrouver presque socialement en phase avec les travailleurs. Je mets en valeur leur travail par mes photos. Une relation de confiance se crée.
Les travailleurs qui construisent les plus beaux yachts ne vont pas forcement naviguer dessus. Peut-on parler de travailleurs invisibles ?
Ils ne pourront jamais le faire. En 2014, j’ai fait un reportage sur une usine du groupe Bénéteau basée en Caroline du Sud. Je ne connaissais pas cet Etat des USA et je n’imaginais pas ce que pouvait être la réalité visible des différences sociales. Sur la route menant à l’usine, les conséquences de l’esclavage dans les relations noirs/blancs actuelles étaient directement visibles. Ce sont les Etats du Sud, il y a encore les champs de coton, les noirs vivent dans des conditions misérables, c’est presque le sous-prolétariat. Dans l’usine, les cols blancs sont tous blancs et les cols bleus sont dans une grande majorité des gens de couleur, souvent dans une posture de soumission. Le fait de donner un nom et un prénom à chaque personne que je prenais en photo, c’était quelque part leur rendre leur dignité. Cela peut paraître prétentieux mais cela m’intéressait de le faire dans un magazine comme Voiles & Voiliers.
Une situation comparable pour les reportages dans les usines en France ?
Plus généralement, c’est plus compliqué à cause de l’encadrement. Cela existait déjà à l’époque où je travaillais pour Renault dans les années 90 mais les équipes de communication étaient moins regardantes. Aujourd’hui, le responsable de la com t’accompagne pendant le reportage. Outre le secret industriel, un casting des personnes à photographier est réalisé à l’avance. Il faut malheureusement faire avec. La personne photographiée est là pour poser. Ce qui m’intéresse c’est d’établir un lien, même temporaire, avec le sujet. Rendre l’invisible très visible justement, sans qu’une personne me dise comment le faire.
Vous êtes un amoureux des ports.
C’est un univers que j’adore. C’est un appel à l’évasion que l’on retrouve dans l’effervescence des ports à cargos d’Europe du Nord : Rotterdam, Hambourg, Anvers. On a l’impression de faire partie du paysage, une sensation assez stimulante. On ne retrouve pas forcement cette culture maritime en France où c’est moins populaire, les ports industriels étant souvent relégués hors des villes. Les ports de plaisance me touchent beaucoup moins. J’aime également beaucoup le port de Singapour, véritable porte vers l’extrême orient où l’on sent le poids de l’histoire et toute la mythologie qui se développe autour. Les lieux doivent avoir une histoire. On peut parler d’une poétique du paysage industriel. On va retrouver cette sensation au port de Marseille : le transport de marchandises, l’échange et le flux permanent qui traduisent l’appel maritime.