Heidi Levine, Prix Bayeux Calvados 2015

Reportage

Entretien avec Heidi Levine, photo-reporter lauréate cette année du Prix Bayeux Calvados des correspondants de guerre .  Son reportage sur Gaza intitulé “guerre et guérison à Gaza” témoigne des conséquences des bombardements israéliens sur la population palestinienne.

Heidi Levine, Prix Bayeux Calvados 2015

Heidi Levine, comment peut-on vous présenter ?

Je suis une femme animée par le besoin de me distinguer. A travers mon métier de photographe, je peux et je veux donner une voix à ceux qui ne peuvent être entendus. Mon objectif est d’œuvrer à une meilleure entente entre les populations pour apporter un changement positif.

Heidi Levine, Prix Bayeux Calvados 2015

Pouvez-vous nous dire ce qui vous a poussé à devenir photoreporter et comment votre carrière a débuté ?

Tout au long de mon enfance et de mon adolescence, j’ai toujours ressenti l’envie et le besoin d’aider les autres. Cela ne m’a pas quitté. Mon père était un passionné de photographie. C’est lui qui m’a offert mon premier appareil photo quand j’avais 16 ans. C’est à cette époque de mon adolescence que s’est éveillée en moi l’envie de devenir photographe reporter, notamment en lisant le Boston Globe. Les pages étaient peuplées de photos en noir et blanc montrant famine, pauvreté, et conflits. Cela m’a beaucoup frappé et m’a motivé à devenir photographe.

Il était évident pour moi que je devais travailler dans un environnement professionnel qui me permettrait d’aider les autres. Quand je suis entrée à l’université, mes études se sont donc orientées vers le journalisme et la psychologie. J’ai débuté ma carrière de journaliste en travaillant en tant que photographe pour l’agence Associated Press en Israël. Avant de partir pour ce voyage qui devait normalement durer seulement six semaines, j’avais heureusement demandé au rédacteur en chef photo du Boston Globe le numéro de téléphone d’AP. Jamais je n’aurais pensé qu’AP me proposerait un poste. Lorsque j’ai demandé son avis à mon professeur de journalisme, il m’a dit de me jeter sur l’occasion. Il m’a convaincu de rester en Israël plutôt que de retourner à l’université.

Après une pause suite à la naissance de mon troisième enfant, je collabore aujourd’hui avec l’agence SIPA Press basée à Paris.

Heidi Levine, Prix Bayeux Calvados 2015

Quand et comment avez-vous débuté votre travail à Gaza ?

Je couvre l’actualité de la bande de gaza depuis plus de trois décennies. J’ai donc été témoin d’un grand nombre d’épisodes de l’histoire qui s’y est écrite. Malheureusement aussi d’un grand nombre de carnages, de destructions, de frustrations. La prise de conscience du degré de résilience de ces populations, résilience que j’ai parfois moi-même du mal à comprendre. En seulement six ans trois guerres majeures entre Israël et la partie de la bande de Gaza contrôlée par le Hamas.

Lorsque je me remémore la situation que j’ai connue lorsque j’ai commencé à travailler à Gaza, il m’est bien difficile de me représenter aujourd’hui le temps où les Israéliens pouvaient librement se rendre dans la bande de Gaza pour aller faire du shopping ou manger dans les restaurants de poissons. Il n’y avait qu’un petit kilomètre à faire pour atteindre le checkpoint d’Errer. Il n’y avait qu’une poignée de soldats dans une simple guérite pour contrôler les passages. La première intifada a été déclenchée à Gaza et a complètement bouleversé la situation. Jusqu’à il y a une dizaine d’années, c’est à dire avant le « plan de désengagement » visant le démantèlement des vingt et une colonies juives,  je pouvais travailler dans les deux camps et témoigner aussi bien de la situation du côté juif et du côté palestinien.

« Comment les gens  réussissent à continuer leur vie après avoir subi des pertes irremplaçables »

Ce n’est plus le cas aujourd’hui car le gouvernement israélien interdit aux journalistes israéliens et étrangers possédant la double nationalité d’entrer à Gaza. L’émotion qui est la mienne lorsque je photographie la mort, les milliers de Palestiniens déplacés, les blessures, pèsent aussi lourd que les 40000 tonnes de ruines générées par la guerre des 51 jours entre Israël et la partie contrôlée par le Hamas dans la bande de Gaza.

Heidi Levine, Prix Bayeux Calvados 2015

Quand un cessez-le-feu fragile a été finalement instauré je me suis sentie obligée d’y retourner. Je me lançais ainsi dans un projet personnel sur le processus de guérison dans le Gaza d’après-guerre. C’est ce reportage – sur lequel je continue encore de travailler aujourd’hui – que j’ai présenté au Prix Bayeux Calvados. A travers ce travail, j’ai cherché à savoir comment les gens  réussissent à continuer leur vie après avoir subi des pertes irremplaçables.

Ce qui se passe aujourd’hui après que les bombes ont cessé de pleuvoir dans cette partie du globe est aussi important à mes yeux que les faits de guerre qui s’y sont produits. En ce sens la violence est un cycle qui s’autoalimente et nourrit l’étape suivante de l’escalade. Mon but était de documenter de manière intime l’après-guerre au travers de visites fréquentes dans la bande de Gaza, en vivant avec les familles, pour raconter le processus de guérison tant physique que moral – ou de non-guérison, car certaines plaies restent ouvertes – en tâchant de mettre en images ce pouvoir de résilience que l’on ressent tellement fort à Gaza.

Heidi Levine, Prix Bayeux Calvados 2015

Pouvez-vous nous parler d’une situation présentée dans votre reportage qui vous a particulièrement marquée ?

C’est une question à laquelle il m’est très difficile de répondre. Chacune de mes images comporte une dimension émotionnelle très forte par rapport aux circonstances dans lesquelles je les ai réalisées.
J’aimerais partager l’histoire qui se cache derrière la photo de la jeune Palestinienne Rawya, celle dont une des photos du reportage montre le visage criblé d’impacts.

Quand je suis entrée dans sa chambre à l’hôpital Shifa, et que j’ai vu son visage, j’étais sous le choc. Nous faisons chez nous tant d’histoires pour le moindre bobo… Je me demandais comment elle réagirait si elle se voyait dans un miroir et apercevait toutes ces blessures qui allaient certainement laisser une trace indélébile sur son beau visage… Avec le temps, la cicatrisation pourrait peut-être rendre ces marques plus discrètes, mais je savais que quoi qu’il arrive, Rawya ne pourrait jamais effacer les horreurs de la guerre de sa mémoire.

« Une image qu’on ne peut pas oublier »

Je ne pouvais faire autrement que de me tenir très près d’elle pour prendre cette photo. Je n’ai pu m’empêcher de lui dire à quel point j’étais désolée, et de m’excuser en m’approchant pour photographier son visage. Sa tante m’avait informée avant d’entrer dans la chambre qu’elle ne savait pas encore que sa sœur et ses tantes avaient été tuées lorsque l’attaque aérienne avait frappé leur appartement dans la ville de Gaza. Sa façon de me regarder m’a pourtant laissé penser qu’elle savait déjà.

En Juillet dernier, avant la première commémoration de cette guerre, j’ai de nouveau rencontré Rawya. J’avais tellement peur de la retrouver. Je craignais que son beau visage ne porte encore de profonds stigmates de ses blessures. Mais la plupart des plaies avaient cicatrisé. Elle pouvait marcher lentement. Mais elle ne pouvait toujours pas se servir de sa main droite, parce que les nerfs et les os ont été broyés. Elle m’a dit qu’avant la guerre elle avait terminé ses études secondaires, et qu’elle commencerait bientôt  l’université pour devenir journaliste.

Bien des gens m’ont dit que ce portrait est une image qu’on ne peut pas oublier.

Heidi Levine, Prix Bayeux Calvados 2015

Vous êtes la maman de trois enfants. Comment parvenez-vous à gérer émotionnellement la transition entre votre travail en zones de conflits et votre vie de famille ?

J’admets qu’il est difficile parfois de concilier travail et vie de famille, qui demandent tous deux engagement,  sacrifice, et compréhension de la part des siens. Je sais parce que je travaille souvent avec des hommes. Ils font face aux mêmes enjeux, qu’on soit père ou mère, personne ne veut laisser ses enfants orphelins.

J’ai été maman très jeune, donc tout au long de ma carrière, j’ai mené de front mon activité professionnelle et mes responsabilités de parent. J’ai fait un break après les naissances rapprochées de mes enfants; quand je repense à cette période, je ne regrette pas cette décision.

Au fur et à mesure qu’ils grandissaient et prenaient conscience des risques de mon métier, chacun d’eux a bien sûr exprimé la crainte de perdre leur maman, ou souhaité que je fasse un autre métier. Mais aujourd’hui ils sont très fiers de moi. Je leur ai ouvert les yeux sur ce qui se passe dans le monde. Maintenant qu’ils sont adultes eux-mêmes je pense qu’ils ont davantage conscience des menaces et de leurs conséquences.

Heidi Levine, Prix Bayeux Calvados 2015

Où que je sois, quel que soit le sujet sur lequel je travaille, je suis autant une mère qu’une journaliste. Il y a des moments où j’aimerais débrancher du photojournalisme. Mais cela est ancré en moi au plus profond de mon âme. Je me sentais parfois frustrée d’être meilleure parente que journaliste, et à d’autres moments, l’inverse.

Il y a des moments où j’envie ceux qui prennent l’avion pour rentrer chez eux. Cela leur offre un sas de décompression, ne serait-ce que quelques heures, avant de retrouver leurs familles. Parce qu’en ce qui me concerne, je dois faire la navette quotidiennement entre les deux camps du conflit israélo-palestinien ce qui rend les choses plus compliquées à gérer.

D’un point de vue personnel, quel impact ce reportage a-t-il eu sur vous ?

La dernière guerre à Gaza a eu sur moi un impact émotionnel énorme. Je ne peux pas cacher qu’elle m’a même profondément atteint moralement, comme la plupart d’entre nous je pense, après tout ce que nous avons vu… Pendant cette guerre mon propre chauffeur et collaborateur a tout perdu. Mon amie Simone Camille, videoreporter pour Associated Press a été tuée. Mon collègue et ami palestinien Hatem Mousa a été gravement blessé quand ils ont essayé de filmer la police palestinienne en train de ramasser des bombes. Un sujet que j’avais moi-même traité seulement quelques jours avant. Toutes ces expériences, en plus de la souffrance que j’ai relatée ont été très difficiles à surmonter après avoir quitté Gaza. Elles se sont combinées avec la peine de perdre ma grand-mère, puis mon père.

Quand je suis retournée dans la bande de Gaza après la guerre pour travailler sur la réparation et la résilience de la population, c’était pour moi une quête également très intime et personnelle. Je crois qu’il est presque plus difficile de gérer ce dont nous avons été témoins une fois que nous sommes loin des autres collègues avec qui nous avons partagé ces situations. Il est vraiment utile d’être honnête avec son ressenti, il faut en parler, et même l’écrire. Ce n’est que très récemment que notre profession s’est autorisée à parler du syndrome post-traumatique. Il est difficile de se réadapter au retour d’un reportage éprouvant, de se couler à nouveau dans le train-train quotidien, voire même de supporter que quelqu’un se plaigne pour des choses mineures.

Lors de la remise des prix, vous avez tenu à remercier votre chauffeur et fixeur Ashraf Al Masri en soulignant l’importance qu’il a eu sur votre travail. Pouvez-vous nous en dire un peu plus ?

J’ai commencé à travailler avec Ashraf il y a plus de dix ans. Sous bien des aspects, je n’aurais jamais été capable d’atteindre ce niveau sans son aide et je lui en suis reconnaissante. Je le considère comme un membre de ma famille. Sa famille me considère aussi comme un membre de sa famille. Malheureusement mes enfants ne l’ont jamais rencontré car il n’est pas autorisé à quitter Gaza. Tout comme mes enfants ne sont pas autorisés à entrer à Gaza.

Je ne suis pas sûre que les gens comprennent l’importance pour un photojournaliste d’avoir une personne de confiance pour l’aider. Et je n’insisterai jamais assez sur le fait qu’il faut prendre en considération la sécurité et le bien-être de ceux qui nous aident sur le terrain.

J’ai couvert trois guerres en à peine six ans à Gaza, mais la dernière guerre est celle à laquelle j’ai été le plus intimement mêlée. Ashraf et sa famille étendue vivent à Beit Hanoun, qui se trouve dans la partie Nord de la bande de Gaza. Bien qu’il n’ait jamais ressenti la nécessité d’évacuer sa famille lors des conflits précédents, j’ai pensé que cette fois-ci c’était vraiment différent. Je l’ai supplié d’évacuer sa famille.

Il a finalement accepté de déménager ses parents et neuf enfants dans un appartement non meublé. C’est le seul que nous ayons trouvé dans un endroit à peu près sûr. Au bout de seulement quelques jours, soixante membres de sa famille s’y entassaient. Malheureusement mes craintes étaient justifiées, car au cours d’un bref cessez-le-feu, nous avons découvert que sa maison avait été réduite en ruines. Bien d’autres membres de sa famille ont découvert leurs maisons détruites. Depuis la guerre j’ai essayé d’aider la famille à se remettre en collectant de l’argent et des habits.

Heidi Levine, Prix Bayeux Calvados 2015

Que pensez-vous de la place de la femme dans le monde du photojournalisme actuel ?

Quand j’ai commencé ma carrière on m’a un jour refusé un poste en me disant qu’on ne pouvait pas en même temps être mère et couvrir un conflit. Je pense avoir montré que ce n’était pas vrai. Au début je me suis souvent trouvée la seule femme sur le terrain. Mais les choses ont radicalement changé et notre présence s’accroît. Les femmes ont acquis une vraie reconnaissance et un grand respect.

Bien des conflits aujourd’hui ont lieu dans des pays où hommes et femmes sont séparés. Dans ce cas être une femme est souvent un avantage car on est capable de documenter des moments plus intimes, qui sont souvent inaccessibles à des photographes masculins.

Heidi Levine, Prix Bayeux Calvados 2015

Qu’est-ce que ces deux récompenses (Jury & Public) représentent pour vous ?

J’ai été vraiment surprise, et je suis extrêmement émue par cette reconnaissance unanime de mon travail par les deux jurys, public et professionnel. C’est un immense honneur de voir mon travail recevoir une telle reconnaissance. Le jury professionnel était composé de bien des personnalités que j’admire, que je suis depuis toujours, et qui ont influencé mon travail. Par leur présence dans le jury, je sais que mon reportage a été jugé selon les critères les plus élevés de la profession. Recevoir ce prix est une récompense énorme. Elle m’indique que j’ai atteint le but le plus important pour moi : toucher le public.

Heidi Levine, Prix Bayeux Calvados 2015

Quel conseil donneriez-vous à un jeune qui souhaite se lancer dans le photojournalisme ?

Je dirais à tout jeune qui souhaite devenir photojournaliste que la règle la plus importante est d’adhérer à l’éthique du journalisme et de ne jamais se permettre de composer avec ces règles. Il est très triste de voir des journalistes pourtant expérimentés s’écarter de ces règles et retoucher leurs photos en post-production. Un photojournaliste doit comprendre dès le départ que ce n’est pas un chemin facile. Cela demande beaucoup de compassion, de travail, de sacrifices. Des sacrifices qui s’accompagnent souvent de précarité financière. Mais c’est en même temps une voie incroyablement enrichissante humainement.

Un autre point sur lequel il me semble important d’insister, c’est qu’il ne faut pas obligatoirement partir loin de chez soi pour faire un sujet intéressant. Prenez simplement le temps de regarder autour de vous. Il y a sûrement un sujet à creuser qui a toute son importance. Et avant de vous lancer, prenez le temps de vous documenter, l’approche du sujet n’en sera que plus pertinente.

Enfin, et c’est essentiel, ne sacrifiez rien à votre sécurité. Les journalistes sont de plus en plus souvent pris pour cibles. Mettez les choses dans le bon ordre. Votre sécurité doit toujours primer sur l’esprit de compétition.

Heidi Levine, Prix Bayeux Calvados 2015

Quelle est la prochaine étape pour vous ?

Dans l’idéal je voudrais poursuivre le plus longtemps possible à faire ce que j’ai toujours fait, tout en me concentrant davantage sur des sujets à plus long terme. Je crois vraiment qu’un photojournaliste a toujours quelque chose à apprendre ou quelque chose de nouveau à tenter. J’aimerais aussi enseigner. Je suis reconnaissante pour ce tout que j’ai appris. Je ressens le devoir de transmettre cela à ceux qui veulent s’engager sur la voie du journalisme mais qui n’ont pas toutes les clés pour y parvenir.

Heidi Levine, Prix Bayeux Calvados 2015

Merci à Bernard Cuvillier pour la traduction.

Heidi Levine

Photo-reporter lauréate cette année du Prix Bayeux Calvados des correspondants de guerre pour son reportage sur Gaza intitulé “guerre et guérison à Gaza” qui témoigne des conséquences des bombardements israéliens sur la population palestinienne.

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