William Dupuy a gagné la médaille d’or du dernier festival Sportfolio, catégorie reportage, pour sa série « Boxe au Congo, une vie de combat ». Il revient avec nous sur les conditions de réalisation de ce reportage, en livrant sa vision du métier de photojournaliste : toujours à la recherche d’authenticité, quitte à montrer ce que les gens ne veulent pas voir.
Pourriez-vous revenir sur votre parcours ?
Je suis un autodidacte au sens où je n’ai jamais fait d’école de photo. J’ai eu une scolarité compliquée. A 14 ans j’ai été placé dans un centre pour jeunes difficiles. Tous les mercredis on suivait une activité manuelle pour nous diriger sur des futurs métiers : maçonnerie, jardinage, mécanique, menuiserie. A vrai dire ça ne m’intéressait pas. Un jour, j’ai fait le mur et j’ai découvert un immense bâtiment avec une porte fermée. J’ai forcé la porte et j’y ai trouvé un laboratoire photo complètement à l’abandon. Je suis retourné voir le directeur du centre en lui expliquant que je souhaitais devenir photographe. Il m’a proposé de remettre le laboratoire en état. J’ai mis toute mon énergie dans ce projet. J’avais 14 ans mais j’étais motivé !
A la fin des travaux, le directeur m’a donné son accord pour expérimenter la photo dans le labo. Il n’avait aucun budget à me donner, je devais tout faire seul. Je ne savais même pas qu’il fallait développer les films dans le noir. C’est un photographe de quartier qui m’a donné mes premiers conseils. J’ai terminé ma troisième à 18 ans, j’accusais un certain retard on va dire ! Je n’avais pas le niveau scolaire pour intégrer une école de photo. Mais je n’ai rien lâché. J’ai continué à pratiquer, j’ai pu m’acheter mon premier appareil, j’ai tissé des liens avec des photographes. Tout s’est fait petit à petit.
« Si je devais me rendre à l’armée, il fallait me garantir que je sois photographe »
Jusqu’au jour où il a fallu partir au service militaire, ce qui n’était vraiment pas dans mes plans. J’ai écrit une lettre au commandant en chef des armées, expliquant que j’avais la possibilité d’être objecteur de conscience dans une maison de quartier pour former des jeunes. Si je devais me rendre à l’armée, il fallait me garantir que je sois photographe. Contre toute attente, le commandant m’a répondu en me donnant son accord pour une place de photographe à l’armée. J’ai passé 10 mois à la base de Dax. Une expérience qui a été un révélateur pour moi. La base de Dax forme tous les pilotes d’hélicoptères de l’armée française. Les élèves pilotes adorent se faire prendre en photo devant leur hélicoptère, c’est leur premier vol, il y a toute une symbolique derrière. J’ai commencé à acquérir une notoriété.
C’est là que vous avez pu découvrir les portraits ?
Plutôt le reportage, j’étais dans l’action. Avant cette période, être photographe selon moi c’était gagner de l’argent, être entouré de femmes et se la couler douce au soleil toute l’année ! Chasseur d’images, le seul magazine photo dans les années 80, était connu pour renvoyer cette image ! Bon, j’ai vite déchanté. C’est à l’armée que j’ai découvert le photojournalisme et c’est devenu mon objectif. Chaque année je me rendais à Visa pour l’image à Perpignan pour aiguiser mon oeil.
Au sortir de l’armée, j’ai décidé de monter à Paris pour faire la formation de l’EMI CFD, la seule formation de photojournalisme de l’époque animée par Patrick Frilet. Les places étaient chères, nous devions être 300 pour 17 places. Je me retrouvais en concurrence avec des personnes qui avaient fait 5 années d’études ou qui sortaient de Science Po. J’ai été recalé la première année mais j’ai retenté l’année d’après pour finir sur liste d’attente. Après avoir harcelé la personne qui s’occupait des inscriptions, j’ai obtenu ma place et j’ai intégré l’école en 1999 pour 6 mois de formation.
Comment s’est passée votre entrée dans le métier ?
Les débuts ont été très difficiles. Je pensais qu’après la formation les portes me seraient ouvertes et que je serai reconnu en tant que professionnel. En réalité, il faut lutter tous les jours, à chaque instant. De plus, j’entrais sur le marché pile au moment de la mutation de l’argentique au numérique. J’avais réussi à intégrer l’agence Sigma et au bout de 3 mois, elle fermait, comme la plupart des agences. Seule l’AFP avait les moyens de résister. Le numérique était hors de prix à l’époque. L’ambiance générale était morose. On parlait déjà à l’époque de crise du métier, alors qu’elle n’a jamais vraiment existé.
C’est à dire ?
En vérité, il y a eu un âge d’or du photojournalisme, puis un retour à la normalité. Ceux qui ont vécu l’âge d’or ne s’en sont jamais remis. Ce sont les mêmes qui expliquent aujourd’hui que le métier est mort. Mais ceux de ma génération n’ont pas connu cet âge d’or. Dans les années 70, 80, tu pouvais être payé 800 dollars la journée uniquement en frais, tu partais en reportage un mois et une fois rentré tu avais fait ton année. Ils sont restés sur ce référentiel. Or à la base ce qui intéresse un photojournaliste c’est prendre son appareil photo et partir, sans même parler d’argent !
« Il vaut mieux se détacher de cette image de crise qui nous est imposée »
Il vaut mieux se détacher de cette image de crise qui nous est imposée, je trouve même que cela libère. Bien sûr qu’il n’est pas normal de débourser 3000 euros de sa poche pour faire un sujet mais quand on désire quelque chose, il faut s’en donner les moyens. Ensuite on vend son sujet aux rédactions, on ne le donne pas. C’est un processus économique, on ne plombe pas le marché. J’ai d’ailleurs arrêté d’aller à Perpignan depuis 2005, j’en avais assez d’assister aux mêmes conférences sur la crise du métier.
La génération qui vient juste après moi s’est détachée de cette ombre de la crise. Ils sont là pour faire des photos et se sont adaptés à la nouvelle économie, au web, au numérique. Ils ont du talent et ça fait plaisir à voir. Je dirais même que cela n’a jamais été aussi simple de faire du photojournalisme. Avec le numérique, c’est pratiquement impossible de rater une photo. Cela prend 30 secondes pour trouver un billet d’avion sur Internet. Pour trouver un sujet, pareil il suffit de se renseigner sur le web à partir de la presse locale d’un pays.
Quels sont vos modèles en photographie ?
Le premier photographe que j’ai admiré est Patrick Chauvel. C’est un modèle humain. C’est le premier qui m’a fait confiance dans le métier. J’avais fait un sujet intitulé « les tagueurs de l’extrême ». Je suis allé rencontrer Patrick Chauvel avec mes tirages. Il était enthousiasmé par l’idée mais trouvait le traitement non abouti, il m’a demandé de poursuivre. Je lui expliqué que je n’avais plus d’argent. Il a alors sorti une boite de pellicules de son tiroir et me l’a donné pour que poursuive le sujet. C’était la première fois que quelqu’un me payait. Ces pellicules représentaient une fortune.
En photo pure, actuellement j’aime bien le travail de David Burnett. Il a couvert les jeux olympiques à la chambre, je trouve ça magique. J’apprécie beaucoup aussi le travail de Juan Manuel Castro Pietro, ou encore Guillaume Herbaut qui a une vraie démarche photographique d’auteur.
D’où est né votre intérêt pour l’Afrique ?
J’ai grandi avec des africains autour de moi. Mon père est né au Maroc. Dans mon quartier, il y avait des congolais, des algériens. Tout le monde vivait ensemble. Pendant le ramadan, on allait manger l’un chez l’autre, pareil pour les baptêmes, les mariages… J’ai grandi dans cette ambiance. J’entendais toujours parler du bled autour de moi. Sauf que moi le bled, je ne le connaissais pas. Il faut savoir que je n’avais jamais quitté la France avant d’exercer la profession de photojournaliste. Je connais plein d’amis venus à la photo par le voyage. Moi c’est le contraire.
Je suis parti pour la première fois en Afrique en 2001, au Niger pendant 2 mois. J’avais la sensation d’être chez moi au sens où je retrouvais les valeurs avec lesquelles j’avais grandi : ne jamais être seul, sortir et discuter dans la rue, toujours trouver des solutions. Ce que j’aime dans l’Afrique, ce sont les extrêmes : soit tout va bien, soit tout va mal. J’ai la même nature, je ne suis pas quelqu’un de modéré.
Vous parlez de mettre l’humain au centre de vos photos, pouvez-vous y revenir ?
Avant de débuter la photo, j’avais besoin d’exprimer une forme de mal-être. J’écrivais beaucoup à cette époque. Mais tout tournait autour de moi. Cela ne faisait qu’entretenir ce mal-être. Le jour où j’ai pris un appareil photo, j’ai été obligé de tourner l’objectif vers les autres. Je me suis rendu compte que je n’avais pas tant de problèmes. Poser mon regard sur un humain, autre que moi, c’est ce qui me permet de vivre. Depuis, c’est devenu un principe : je veux toujours que l’humain soit au centre de la photo. Je vais souvent vers des sujets où il y a une problématique et où l’humain apporte la solution.
Mon premier sujet au Niger était consacré aux femmes qui luttent contre la désertification. Tous les maris étaient partis des villages, n’ayant plus rien à cultiver. Mais les femmes ne se sont pas laisser faire. Pendant 10 ans elles ont creusé le sol, planté des semences. Aujourd’hui il y a des champs de tomates, d’oignons, de maïs. C’est de nouveau vert, elles ont battu le désert. C’est incroyable de se rendre compte de quoi est capable l’humain. On présente toujours les pires choses au sujet de l’Afrique : les guerres, les massacres, les crises… qui sont une réalité, mais il n’y a pas que ça.
Vos photos racontent des histoires. Qu’est-ce qu’une histoire authentique ?
Que je sois présent où non, l’histoire est là. C’est en ça qu’elle est authentique. Je n’aime pas la mise en scène. Ce sont aussi des personnages qui rendent l’histoire authentique. Tous les photojournalistes cherchent cette authenticité. Pour ma part, c’est devenu une obsession. En reportage, j’aime bien quand la personne vient me voir pour me signaler qu’elle ne souhaite pas être photographiée. Si la personne ne dit rien et cherche à se cacher, tu as l’impression de violer son intimité.
Comment allez-vous raconter de bonnes histoires ?
La bonne histoire est liée à l’authenticité du sujet. Pour raconter une histoire, il faut une série de photos. Si tu triches à un moment, tout s’effondre. Je ne vais pas demander à quelqu’un de se placer à tel endroit parce que la lumière y est plus belle. Je ne veux pas intervenir. Je préfère que la photo soit moins réussie d’un point de vue cadrage, esthétique, mais que l’instant photographié soit authentique.
Vous faites le pari de ne pas coller à l’actualité. Comment expliquez-vous cette démarche ?
Il existe des sujets bankables et d’autres qui ne le sont pas. Aujourd’hui, pour vendre un sujet, il faut traiter des musulmans, de Daesh, des extrémistes. Cela ne m’intéresse pas. La problématique doit être inverse. Les journaux nous imposent l’information que l’on doit ramener. Dernièrement, à Viry-Châtillon, deux policiers ont été brûlés dans leur voiture. Je vis là-bas. Je fais de la boxe avec beaucoup de jeunes du quartier. Qu’est-ce que l’on voit à la télévision ? Des images de jeunes avec la cagoule qui parlent mal. Sauf que la réalité est toute autre. Je connais des jeunes de 20 ans qui font des maraudes pour aller nourrir les SDF, d’autres qui organisent des tournois de foot pour aider les enfants au Sénégal, ou bien des entrepreneurs qui créent des entreprises.
Si je vais voir les rédactions avec une série de portraits sur ces jeunes qui font vivre le quartier, les portes se ferment. Personne n’en veut. Ils veulent l’information qui va dans leur sens. Je ne vais non plus blâmer la presse écrite dans son ensemble, les lecteurs recherchent ça. Des utopistes pensent que si l’on proposait un contenu différent aux lecteurs, ils s’y intéresseraient. Je suis assez d’accord avec cette vision. Après des magazines comme 6 mois, XXI sont en décalage par rapport à l’actualité. Mais qui les lit ? Les spécialistes, les journalistes eux-mêmes. Ce n’est pas le peuple. C’est un lectorat de niche.
Pouvez-vous revenir sur les conditions de réalisation de ce reportage sur la Boxe au Congo , une vie de combat ?
Cela faisait longtemps que j’avais envie d’aller au Nord-Kivu en RDC. A l’époque on parlait beaucoup du viol utilisé comme arme de guerre. Des femmes qui avaient été violées rejoignaient les groupes armés pour devenir combattantes. Mon premier voyage c’était pour rencontrer ces femmes. Mais je n’ai jamais réussi, les rebelles n’ont pas donné leur accord.
« une chape de plomb au-dessus de toute la population »
Sur place, je ne retrouvais pas du tout cette sorte d’insolence africaine qui fait que même dans les moments les plus difficiles, les personnes cherchent à être positives. Au Nord-Kivu ce n’était pas du tout cette ambiance, comme s’il y avait une chape de plomb au-dessus de toute la population. J’avais l’impression d’être au milieu de zombies. Je suis donc parti questionner des femmes que je croisais dans la rue. J’ai débuté une série de portraits réalisés à la chambre. Elles m’expliquaient qu’elles n’avaient connu que la guerre, le viol, l’exode. Ce n’était que des histoires dramatiques racontées par des gens de la rue. Je n’avais pas à aller les chercher par le biais d’une ONG. La région de Walikale dans le Nord Kivu est très enclavée avec énormément de mines d’or qui attirent groupes armés et violence.
Sur le coup, je recueille ces témoignages pour les exploiter plus tard. Je n’avais pas vraiment de sujet à proprement parler. Je suis reparti en moto, un périple de 48h sur les routes avec mon fixeur. Nous avons été arrêtés par un groupe armé : le seul adulte devait avoir 22 ans et tous les autres avaient entre 14 et 16 ans. Leurs Kalachnikovs étaient plus grandes qu’eux, leurs yeux étaient injectés de sang. Pendant que mon fixeur était en train de parler au chef pour tenter de nous extirper de la situation, j’ai pu discuter avec ces gamins. Le fait de leur parler a changé leur regard. Ils redevenaient des enfants alors qu’ils avaient l’apparence de soldats.
« Leurs Kalachnikovs étaient plus grandes qu’eux, leurs yeux étaient injectés de sang »
En rentrant à Paris, cette histoire m’a travaillé. Comment ces enfants de 14 ans pouvaient-ils être amenés à tuer des gens ? Le meilleur moyen de le savoir était d’y retourner et de leur demander directement. Durant un mois, j’ai parcouru 5 centres de réinsertion d’enfants-soldats au Nord-Kivu. J’ai rencontré une centaine de gamins. Pour les approcher, il faut passer par les ONG type Unicef, Caritas. Ces structures m’ont facilité le travail mais tu es toujours encadré. Les enfants parlent mais ne se sentent pas tout à fait libres, il y a une retenue de leur part. Avec l’aide de mon fixeur, j’ai pu rencontrer des enfants soldats qui vivent dans la rue, ce qui m’a amené au bidonville de Birère à Goma.
Là-bas, je rencontre un jeune et je lui explique que je suis ici pour rencontrer des enfants-soldats. Il me regarde un peu interloqué et me répond : « mais nous sommes tous des enfants-soldats ici ». Il arrête alors tous les passants et chacun m’explique son parcours, dans quel groupe armé il était. Les filles, à 14 ans, se prostituent. Elles ont été violées par des militaires, sont tombées enceintes, abandonnent leur enfant et sont obligées de se prostituer pour survivre.
Quand je vais dans les rédactions et que je raconte tout ça, on m’explique que la situation est identique dans les Favelas de Rio, ou en Thaïlande. Mais je ne suis pas d’accord, d’où vient cette guerre en RDC ? Nous, occidentaux, avons besoin de minerai et plus cette région sera instable, plus nous pourrons exploiter ce minerai à moindre coût. Nous sommes en partie responsables de cette situation et il faut en parler. Ce ne sont pas seulement des prostituées ou des enfants des rues, il y a une histoire derrière.
Comment avez-vous rencontré Kibomango, le personnage central de ce reportage ?
Je fais de la boxe depuis 20 ans, j’adore ça. Chaque fois que je pars en Afrique, j’essaie de m’entraîner avec des locaux. Mais c’est un plaisir personnel, je ne construis pas de sujets là-dessus. A Goma, où je cherche des clubs de boxe, mon fixeur me parle d’un grand champion du nom de Kibomango. Il habite dans le bidonville de Birère. Là-bas, nous rencontrons d’autres boxeurs qui nous expliquent qu’ils s’entraînent tous les matins à 6h dans le stade du bidonville. Le lendemain matin, nous étions sur place. Kibomango n’était pas encore arrivé. Je me rend compte que tous les boxeurs étaient des enfants-soldats.
Au fur et à mesure, il y a de plus en plus de monde, des gamins de 6, 7, 8 ans, débarquent pour participer à l’entraînement. Finalement, je vois quelqu’un arriver : borgne, une masse qui en impose. Je ne savais pas sur le coup que c’était Kibomango. J’ai appris plus tard qu’il avait été prévenu de ma venue. Il m’observe mais ne dit pas un mot, pas même un bonjour. Il va finalement voir mon fixeur et échangent en swahili : Kibomango ne voulait pas me voir. Il ne parlait pas aux blancs, il n’avait pas confiance. Il faut savoir qu’il y a une méfiance de principe. Kibomango a été membre de plusieurs groupes armés. Il est très connu et en même temps sa vie ne vaut pas grand chose. Politiquement, le contexte est très tendu.
« toi tu fais de la boxe ? »
Kibomango refusait d’être pris en photo. J’accepte mais je demande à m’entrainer avec lui, étant donné qu’il est un grand champion et que je fais de la boxe. Kibomango me regarde. Il comprend très bien le français même s’il ne le parle pas bien. Il m’adresse enfin la parole : « toi tu fais de la boxe ? Ok, demain matin 6h ici ». Le lendemain matin j’étais au rendez-vous avec mon short et mon débardeur, sans appareil photo. Nous tournions autour du terrain. Il a commencé à me raconter sa vie. L’entraînement commence au sac, il voit que je transpire, je n’ai pas son niveau, je suis un rigolo mais il constate que je donne de ma personne. Nous sommes allés manger ensemble après l’entraînement. Je lui ai expliqué que je souhaitais raconter son histoire mais que cela impliquait qu’il me laisse utiliser mon appareil photo. Il m’a finalement donné son accord.
A partir de là j’ai pu faire mon travail. J’ai aussi pu aller marcher dans le bidonville, Kibomango m’accompagnait. Sans lui je n’aurais jamais pu le faire. Il m’a permis aussi d’aller rencontrer les filles qui se prostituaient. Le reportage a duré une semaine en tout. Il m’a amené dans sa maison. Tout le monde le connait dans la région. C’est une star et il vit dans dans la misère la plus complète.
Vous avez gagné votre place à vrai dire ?
C’est ce que j’aime dans la photo : l’aspect physique, lorsque tu engages ton corps. La photo est comme le sport selon moi : il faut que ce soit dur, s’entrainer, souffrir. Ensuite tu peux être fier.
Je lisais que lors de son dernier combat, Kibomango a tué son adversaire.
Il combattait contre un ami pour être champion de la région du Kivu, un combat officiel. L’homme est tombé K.O. sauf qu’il ne s’est jamais relevé. Kibomango a alors stoppé les combats professionnels. Ça l’a traumatisé. Je parlais d’authenticité tout à l’heure : Kibomango est un ancien enfant-soldat. Il a passé son adolescence à tuer des gens pendant la guerre. C’est au moment où il tue quelqu’un sur le ring que cela détruit sa conscience. Lorsqu’il m’a raconté cet évènement, il pleurait de son unique oeil. Ce n’est plus le guerrier que tu vois en face de toi, alors qu’il est toujours dans cette représentation. Tu retrouves un aspect humain.
Avez-vous rencontré des rabatteurs ?
En ville, les rabatteurs sont en civil. Ils accostent les gamins des rues, des enfants qui n’ont rien pour vivre. Ils leur offrent 1 dollar et leur donnent rendez-vous hors de la ville en leur promettant à manger, des filles, un logement… Ils y vont, ils n’ont que ça. Les groupes armés sont constitués d’enfants à 80%. Les plus âgés ont une vingtaine d’années. Mais les rabatteurs sont très discrets, très difficiles à repérer. Ce sont des rebelles qui ne sont pas aimés par la population. Goma est la capitale de la région, il y a l’armée, c’est assez surveillé. La plus grosse difficulté pour les enfants-soldats, c’est l’après, lorsqu’ils ne font plus partie du groupe armé. Pour la société, ils restent des rebelles et sont toujours rejetés.
Que pensez-vous de la formule employée par James Hill, « emprisonné entre le devoir de se rappeler et le désir d’oublier » ?
C’est exactement cette sensation que tu as au retour d’un reportage. Dans ce métier, tu vois des choses très dures et lorsque tu rentres, tu es seul avec ces souvenirs, tu ne peux pas les partager. Tu es en décalage avec la société, même avec ton entourage proche. Des événements vécus lors de reportages peuvent ressurgir par une musique, une odeur. J’ai assisté à des massacres à la machette. Maintenant que je l’ai vu, je fais quoi ? Avec mes collègues photographes, on peut en parler puisqu’ils ont aussi vécu des événements similaires. Mais dans ton quotidien, avec ta famille, c’est compliqué.
J’ai deux enfants. L’un a 8 ans. Il est devant un film où c’est la guerre. Il est comme un fou : « Papa, c’est trop bien la guerre ». Comment faire pour lui expliquer que la guerre ce n’est pas du cinéma ? Il faut trouver les mots, sans le choquer, sans te mettre toi-même trop d’affects. Et encore, je ne suis pas un photographe de guerre à proprement parler mais j’ai vu des choses difficiles. La formule traduit bien ce sentiment d’ambivalence : c’est notre métier, on l’a choisi, tu te dois de voir des choses et de les montrer. Mais une fois que tu l’as montré, tu dois te débrouiller avec.
Parlez-nous de votre relation à Nikon.
Je suis un nikoniste depuis toujours. J’ai été bercé avec des films comme Underfire, La Déchirure, Apocalypse Now. J’associe Nikon aux années 70, les premiers conflits où les reporters de guerre sont apparus. Mon éducation photographique s’est faite via ce biais. J’ai conservé tous mes boitiers : Nikon F, FM2, F90x ; Je suis passé au numérique avec un D200, un D700 qui est pour moi le meilleur boitier numérique au monde. En ce moment j’utilise un D810. Niveau objectif j’ai toutes les focales fixes et un zoom 24-70 mm 2.8 de Nikon. En principe je travaille souvent au 35 mm.
Quels sont vos projets ?
Déjà retourner au Congo, dans le Nord-Kivu et poursuivre la série de portraits que j’ai entamé à la chambre. J’aimerai faire un travail sur le quartier de Birère, en incluant les habitants dans le projet : qu’ils deviennent photographes eux-mêmes. Je cherche des fonds pour mener ce projet. En dehors de la photo, j’aimerai monter une structure pour aider Kibomango dans son travail : aider ces enfants grâce à la boxe mais de manière plus professionnelle. La boxe est réellement un vecteur d’éducation et de sensibilisation. Un projet a été instauré dans le Nord-Kivu avec la capoeira. Un sport superbe mais qui reste avant tout une danse où les coups ne sont pas portés. Je pense que le biais de la boxe serait plus pertinent.
En boxe, tu es obligé de canaliser ta violence, lorsque tu prends un coup, tu as envie de le rendre mais tu ne peux le faire n’importe comment. Tu as l’impression d’être fort parce que tu as des gros muscles, mais face à quelqu’un de technique, jamais tu ne le toucheras. La boxe permet de remettre les choses à leur place. Les enfants des rues sont forcément dans une logique de meute, où le plus fort commande. Or à la boxe, celui qui commande, c’est le coach. Cela reste un sport violent, un domaine qui parle à ces enfants. Utiliser ce qu’ils sont pour leur inculquer des valeurs, je crois que c’est le meilleur moyen pour les aider.