Photographe de l’intime, Tamara Jullien met en avant dans ses photos le naturel, la douceur et le respect avec un goût prononcé pour l’argentique. Elle revient avec nous sur ses thèmes de prédilection : la féminité, la vie quotidienne, les gens et les paysages.
Pouvez-vous revenir sur votre parcours ?
Après le bac, j’ai intégré l’EFAP, une école de communication. J’ai fait ma quatrième année d’études à New-York pour obtenir un Bachelor of Communication and Arts. C’est à cette occasion que j’ai vraiment découvert la photographie. En rentrant en France, j’ai intégré un collectif de photographes. J’ai fini par un master en communication et travaille dans ce domaine depuis. Ça me plait, mais même si ce n’est pas là que j’exprime ma créativité.
Comment en êtes-vous venue à la photographie ?
J’ai toujours vu mon père pratiquer la photo argentique. Mais je voulais pas faire la même chose pour ne pas avoir la pression. J’y suis venu autrement : petite, je découpais les publicités ou les photos qui m’inspiraient dans les magazines de ma mère. Je les collais ensuite sur un tableau en liège. Je n’ai jamais mis de posters de stars de musique ou de cinéma, moi c’était les publicités de parfum, avec de belles photos de femmes souvent du noir et blanc. Je me suis construit mon univers d’images avec elles. J’ai fait du dessin et du piano, deux activités qui me plaisaient beaucoup, au contraire du sport qui n’était pas mon fort.
Quand je partais en colonie de vacances, j’avais toujours un appareil jetable avec moi, avec le son caractéristique du flash qui finissait toujours par se bloquer. Ma mère avait un compact argentique mais je savais que l’on ne pouvait pas faire ses réglages. Avant de partir à New-York en 2007, j’ai utilisé une prime de stage pour m’acheter mon premier appareil photo, un Nikon D40x. C’était un bon moyen pour raconter mon expérience à mes proches en leur envoyant des photos par mail.
A New-York j’ai suivi des cours de réalisation de films où j’ai découvert les concepts de base de profondeur de champ, la netteté, etc. C’était idéal. J’avais aussi très peur de me retrouver seule dans l’immensité de New-York et c’est mon appareil photo qui m’a permis de prendre confiance en moi : je partais explorer la ville avec un plan et mon D40x. C’est devenu mon compagnon de courage.
Parlez-nous de votre relation avec Nikon.
En rentrant de New-York, je suis allé voir les appareils photos disposés sur l’étagère de mon père. Toujours des Nikon. Je savais que la qualité était au rendez-vous. Il possédait aussi quelques objectifs Nikkor que je pourrais potentiellement utiliser plus tard. Il a fini par me prêter son Nikon FM argentique. J’ai mis ma première pellicule et j’ai mis un an pour la terminer. Le vrai déclic est venu lorsque je suis passé au noir et blanc. Mais c’est le numérique qui m’a permis d’expérimenter, de tester tous les réglages, la vitesse, l’exposition et de constater directement le résultat à l’écran. J’ai toujours eu horreur de lire les manuels, je suis contre le fameux RTFM ! Je pratiquais beaucoup l’autoportrait dans ces tests. Après le D40x, je suis passé au D90. Actuellement j’ai un D7200.
Je suis passé à l’argentique d’abord avec le FM de mon père, puis un FM2. Niveau objectifs, j’utilise uniquement des focales fixes, essentiellement le 35 mm en numérique et le 50 mm en argentique, mes objectifs de prédilection, équivalents de l’oeil humain. Le 35 mm f/1.8 sur un boitier numérique APSC est l’équivalent du 50 mm f/1.8 en argentique en plein format.
Quels sont les photographes qui vous ont inspirée ?
J’aime beaucoup Jeanloup Sieff pour son regard sur les femmes. Je pense aussi à Lee Miller qui a eu une histoire de vie incroyable. Je suis passionnée par les biographies de femmes qui ont eu un destin extraordinaire : Frida Kahlo, Charlotte Salomon. J’adore également le travail d’Elliott Erwitt, particulièrement ses photos de sa vie intime. Actuellement, je suis très inspirée par le travail d’Alexandre Maller, ses portraits ou nus sont très intéressants et toujours effectués dans un profond respect pour les femmes.
La plupart de vos photos sont en noir et blanc, pourquoi ce choix ?
J’aime la couleur, mais ne nous mentons pas, c’est plus compliqué en photographie. La couleur peut aussi distraire l’oeil. Le noir et blanc va permettre à l’oeil de se focaliser plus vite sur un détail d’une photo. J’imagine le potentiel noir et blanc qui se dégage dans le cadre, même s’il est en couleur à mes yeux. Ça m’inspire beaucoup plus.
Pourquoi avoir privilégié l’argentique ?
Déjà pour la mécanique de l’armement et le bruit du déclencheur qui est pour moi l’un des plus beaux sons au monde, chaque boîtier ayant un son spécifique. J’aime découvrir les photos sur papier. On peut imprimer ses photos numériques mais ça ne remplace pas selon moi le fait d’aller déposer ses pellicules et de récupérer les tirages après un temps. Enfin l’argentique c’est doux, chaleureux. Un grain d’argent est rond, un pixel est carré, cela change tout. C’est aussi plus authentique, je retouche très peu mes photos.
La photo est un moment vrai, tel qu’il est dans l’instant où il est capturé, sans artifice ou mise en scène. La lumière naturelle est la plus belle. Pour mes portraits en intérieur, je travaille toujours près des fenêtres. C’est ce qui leur confère selon moi leur côté intime.
Sur votre twitter, vous dites : « I should probably say I’m a photo-story-teller but it’s not me. I shoot to remember. » (trad. J’aurai pu dire que je suis une photographe qui raconte des histoires mais ce n’est pas le cas. Je photographie pour me souvenir)
J’adore redécouvrir mes photos après les avoir oubliées. J’ai pourtant tendance à être très critique envers mon travail. Un détail peut tout changer. Des photos qui me semblaient banales peuvent prendre toute leur valeur en les redécouvrant après quelques années. Le processus d’oubli est important. Il permet de prendre du recul, d’assembler des photos diverses pour en dégager un thème commun.
Que cela soit en voyage ou bien lors d’une sortie dans les rues de ma ville, je n’aime pas prévoir mes thèmes à l’avance. Je réfléchis juste à la direction générale histoire de ne pas prendre en photo n’importe quoi. Le thème est là, quelque part dans ton cerveau mais de façon inconsciente, il ressort après coup.
La grande mode est de se présenter comme photographe story-teller, street-photographer… bref de se prendre très au sérieux. Au fond, cela ne me correspond pas. J’adore photographier des détails. Ma série La vie argentique est peut-être ce qui me définit le mieux. Je ne cherche pas un but ultime dans mes photos.
Quand je prends des photos, c’est là où je me sens mieux. Je suis dans un état de plein focus sur l’action qui se déroule devant l’objectif. Aujourd’hui, nous sommes en permanence en train de zapper. Il y a toujours 10 000 images, sons, bruits, affiches qui viennent nous interpeller. Derrière un appareil photo il n’y a plus rien qui a de l’importance sauf la photo que je suis en train de prendre. Cela fait du bien de faire abstraction du reste.
La féminité est l’un de vos thèmes de prédilection, pouvez-vous l’expliciter ?
Je ne suis pas féministe mais je m’intéresse à la cause des femmes, à l’évolution de leurs rôles à travers les âges. En voyage, j’ai cette curiosité d’aller voir comment vivent les femmes, essayer de comprendre ce qu’elles ont à dire ou ressentent. Je suis contre les clichés : on nous assène des canons de beauté, mais aussi comment il convient de nous comporter. On entend certains chiffres, sur le harcèlement, en France ou ailleurs. Je pense qu’en tant que femme, nous portons une chape de plomb sur nos épaules sur un tas de sujets. J’essaie de mettre la femme à l’honneur en photo, mais pas la femme en tant qu’objet séduisant, sexuel ou pour son rôle de mère. Non juste en tant qu’humain, la femme dans sa vie.
J’ai déjà pris des photos de nus ou partiellement nus. Je préviens les modèles que je ne les vois pas lorsque je prends la photo. Au fond je suis aussi gênée qu’elles. C’est vraiment un jeu de distance et de proximité entre le modèle et le photographe. De nombreux photographes qui photographient des femmes, surtout dans le cadre du nu, ne montrent le plus souvent que de la nudité, en rester à la femme objet. On photographie une femme non pas pour son physique mais pour un détail qui nous interpelle. Un photographe comme Jeanloup Sieff avait du respect pour ses modèles.
Sur vos portraits ou nus, vous allez chercher un détail, pourquoi ?
Mes photos ne sont pas faites pour être sensuelles. Je cherche à montrer l’intime dans le naturel. La lumière projetée sur la peau est l’une des choses que je préfère. Le moindre détail est intéressant : un cou, une boucle de cheveux, un tatouage. J’aime prendre en photos des personnes qui n’ont pas forcement l’habitude de poser et qui n’ont pas une beauté commune et avérée. Chacun peut être beau à sa manière. J’adore observer dans la rue la diversité chez les gens. Je trouve d’ailleurs très triste que les différences soient aussi mal perçues dans la société, que cela soit la couleur de peau ou un handicap physique. Il s’agit pourtant de notre extraordinaire richesse.
Outre la féminité, vos thèmes favoris sont les gens, la vie quotidienne, les paysages. Quelle serait votre ligne directrice ?
Une amie proche m’a dit un jour que j’étais là pour soutenir sans imposer ma présence. Ma discrétion provient de ma timidité. J’ai souvent peur de déranger.
Comment parvenez-vous à prendre des portraits de personnes dans la rue ?
Je n’ai pas peur puisque j’ai mon appareil photo avec moi. En voyage à l’étranger, ne parlant pas la même langue, la rencontre se fait par le regard, un sourire. La communication est non verbale, je montre mon appareil photo, j’attends leur accord et je déclenche. Je ne vais jamais demander à quelqu’un de poser, cela me mettrait très mal à l’aise. Au Sri Lanka, beaucoup de femmes travaillent dans les champs de thé. Elles posent devant les touristes et demandent un peu d’argent. Je comprends leur démarche, mais c’est à l’opposé du naturel que je cherche dans mes photos, donc je n’en fais pas.
Pouvez-vous nous parler de votre série Première fois ?
C’est la première vue de chaque pellicule. Je n’ai rien inventé, j’ai appris après avoir commencé que le photographe Jean-Christophe Béchet a publié le manifeste vue n°0. Après avoir armé l’appareil, on prend une première photo dans le vide pour vérifier si le film est bien enclenché. Mais l’on ne sait pas quand commence l’exposition sur le film. Ces photos sont prises sans réflexion. J’essaie juste de cadrer mais sans présager du rendu. C’est toujours une petite surprise. Cette précieuse image est ma madeleine de Proust.
Vous avez de nombreux followers sur Instagram, quelle est votre relation avec ce réseau social ?
Je suis inscrite depuis longtemps. J’étais alors très active sur Instagram et j’ai fini par être repérée par l’un des membres de leur équipe. Il m’a propulsée parmi les gens à suivre : en quelques instants je suis passée de 1000 à plus de 12000 followers, même si j’imagine qu’il y a beaucoup de comptes non actifs parmi tous ceux-là.
Cela ne me semble pas non plus être un bon baromètre pour savoir ce que les gens pensent de ton travail. Le public consomme l’info, les photos défilent les unes après les autres sur les smartphones. La tendance actuelle est à un travail très lumineux, blanc, épuré ou a contrario très contrasté, dans le HDR. Ce n’est pas mon cas : je recherche plutôt l’intime, prendre mon temps, j’aime quand une photo réclame d’être observée. Ce qui ne correspond pas à l’utilisation de l’image aujourd’hui.
Aimeriez-vous vous consacrer uniquement à la photographie, passer professionnelle ?
J’ai eu l’opportunité d’exposer trois fois mon travail, à Paris et Bordeaux. J’adorerais vivre de mes photos mais je crois encore au père Noël : j’aimerai être photographe tout en restant libre, sans travailler à la commande, sauf qu’il est impossible de passer outre ses aspects. J’ai des amis photographes et je sais à quel point c’est dur d’en vivre.
Quels sont vos projets ?
En ce moment, je prépare un bookzine retraçant un voyage en Amérique du Sud comprenant des textes et des photos numériques ou argentiques. Je souhaite aussi reprendre ma série de portraits et je suis actuellement à la recherche de modèles sur Lyon et ses environs.